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Cent ans de guerre en Palestine

Publié en 2020, l’ouvrage de l’historien Rashid Khalidi retrace un siècle de conflit en Palestine, analysant le sionisme comme un projet colonial soutenu par les puissances occidentales. Historien engagé, son analyse, documentée et critique, invite à repenser l’histoire pour envisager une issue viable au conflit. La recension propose une présentation des principaux éléments de ce bestseller et une appréciation critique.

Introduction

La thèse principale du livre est dans le titre : la guerre au sujet de et en Palestine dure depuis cent ans, et non pas, par exemple, depuis 1948. Elle est due à une compréhension du sionisme présente dès le départ dans ses premiers écrits. Ce mouvement, conçu d’abord comme mouvement nationaliste juif en écho aux nationalismes européens et en réaction à son antisémitisme de la fin du XIXe siècle, s’est transformé en un plan de colonisation toujours plus radical, soutenu par l’Empire britannique, puis les USA après 1945. Il a été porté au pouvoir par l’antisémitisme chrétien et la culpabilité européenne de l’Holocauste. Une Américaine rescapée de la Shoah, affirmait ainsi que « les Palestiniens sont sans doute les dernières victimes de l’holocauste ».

Ce livre, publié initialement aux États-Unis, a été traduit dans vingt-cinq langues. Après le 7 octobre 2023, il a été sur la liste des bestsellers du New York Times pendant 39 semaines. Il est paru finalement en 2024 en allemand. Une version française est attendue en 2025 chez Actes Sud.

L’auteur

Rashid Khalidi (*1948 à New York) est un historien américain d’origine palestinienne, considéré comme l’un des chercheurs majeurs sur le Proche-Orient et l’identité palestinienne. Il était jusqu’en 2024 titulaire de la chaire Edward Saïd à l’Université de Columbia. Il est le descendant de l’une des familles palestiniennes les plus anciennes de Jérusalem. Son oncle en était le dernier maire avant les insurrections de 1936. Son père travaillait aux Nations Unies à la fin des années 1960. Grâce à cela, il a été proche de plusieurs négociations politiques, que ce soit avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ou lors des pourparlers de paix lors des conférences de paix de Madrid et Washington entre 1991 et 1993.

Présentation

Une histoire en plusieurs phases

Khalidi recense six étapes principales dans cette guerre : la première commence avec la chute de l’Empire ottoman, la fameuse déclaration de Balfour de 1917 et dure jusqu’à l’écrasement de la révolte palestinienne en 1939 ; la seconde est la « Nakba » entre 1947-1948, la troisième la guerre des Six Jours (1967) ; puis vinrent la guerre du Liban (dès 1982), la première intifada (1987-1995) et la période depuis la seconde intifada (2000) jusqu’à aujourd’hui. Dans l’édition allemande, l’auteur ajoute un postscriptum, écrit après le 7 octobre 2023. Il ne voit pas dans ces événements une nouvelle étape, mais plutôt une confirmation de sa chronologie du conflit.

Khalidi ne prétend pas passer en revue l’entier de ces cent ans de relations politiques. Il choisit les six périodes qui lui paraissent mettre le mieux en évidence son hypothèse. Il montre que cette colonisation de peuplement était prévue dès le départ, dans les années 1920-1930 et a été mis en force par les forces britanniques, puis soutenues par les gouvernements américains successifs. Par conséquent, dans sa lecture des années après 1945, il met en évidence d’abord ce qui valide son hypothèse. Sans les nier d’aucune façon, il ne s’étend pas par exemple sur la période des attentats suicides ou des attaques terroristes (1987-2000), mais les rattache soit aux divisions intra palestiniennes, soit comme réaction aux actions préalables du pouvoir israélien ou américain.

Il fait une utilisation solide des sources: cela commence dès les premières pages avec une lettre inédite de 1899 à Théodore Herzl, fondateur du sionisme, d’un érudit de sa famille, formé en Occident, entre autres à la Church Mission Society britannique. Dans cette lettre, tout en reconnaissant aux juifs le droit à une terre nationale, il lui demandait de renoncer à la Palestine à cause des conflits que cela causerait avec la population locale. Dans sa réponse, Herzl n’entre pas en matière sur l’existence d’une population arabe locale mais argumente, de manière typiquement coloniale, que l’immigration juive «lui apportera le bien-être »; dans d’autres écrits de cette époque, Herzl explique qu’il s’agira de « transférer la population pauvre (la population aisée, il en est convaincu, se ralliera à la nouvelle population juive riche) de manière discrète de l’autre côté de la frontière, de lui trouver du travail là-bas tout en lui l’interdisant en Palestine ». Pour Khalidi, le fait que Herzl intitule son livre « l’État des Juifs », et non « l’État arabo-juif » indique clairement que le vers était dans la pomme dès le début. Ainsi, la déclaration de Balfour montre clairement que l’installation d’une population juive se fera même contre les intérêts et les droits de la population locale et sans la consulter. Les Anglais considèrent que le sionisme « qu’il soit une bonne ou une mauvaise chose » trouve sa justification dans des traditions séculaires et des « besoins actuels » qui sont bien plus importants que « les souhaits des sept cent mille Arabes qui habitent ce pays actuellement ». Les exemples cités s’enchaînent.

Les acteurs de la guerre

Khalidi trouve la plus claire formulation de cette idée de remplacer une Palestine arabe par une Palestine juive dans les écrits et l’action de Ze’ev Jabotinsky (1880-1940), fondateur du parti révisionniste sioniste, et grand inspirateur de nombreux hommes politiques israéliens jusqu’à aujourd’hui. Dans ses écrits des années 1920, celui-ci montre très lucidement que la population locale ne pourra jamais accepter de « donner » ou « partager » son territoire aux nouveaux venus juifs, et que par conséquent, ce n’est que par l’usage de la force militaire des Anglais (pour commencer) que les juifs pourront prendre leur part du pays : « Le sionisme est un projet colonial, c’est pourquoi il se réalise ou échoue à cause de la question des forces armées » (p. 67). Cette force militaire sera financée dans une logique coloniale. La Jewish Colonization Association par exemple, fondée par le philanthrope allemand Baron Maurice de Hirsch fut financé par des fonds anglais, en particulier d’Edmond de Rothschild, qui permit le rachat de très nombreuses propriétés.

Un autre acteur décisif est mis en avant : Orde Ch. Wingate (1903-1944), général de l’armée britannique, d’abord affecté dans les colonies au Sudan, puis en Lybie. Dès 1936 il est en Palestine le chef des Special Night Squads, qui pratiquent la guérilla nocturne contre la population civile, ensemble avec la milice paramilitaire juive Haganah. Il contribua fortement à la répression sanglante de la révolte palestinienne. Sa cruauté lui valut même la désapprobation de son gouvernement, mais il devint un héros pour les juifs et est honoré jusqu’à aujourd’hui comme le père de la doctrine militaire israélienne. Son élève, Moshe Dayan, affirmera avoir « tout appris de lui ». Khalidi rappelle au passage que l’Angleterre ne fut pas la seule puissance européenne à favoriser l’installation de colons juifs en Palestine. Ainsi la France, mais aussi l’Allemagne, même nazie, qui favorisa l’émigration juive jusqu’à la fin des années 1930. Les résultats n’étant pas assez rapides, on officialisa lors de la conférence de Wannsee (1942) la « solution finale », qui avait déjà commencé dès 1940.

Lucidité critique

On aurait tort de ranger Khalidi aveuglément dans le camp des idéologues propalestiniens. Il connaît trop les dédales de l’histoire contemporaine de l’intérieur. Plus de quarante pages de notes, de citations et de renvois bibliographiques consolident son analyse. Il ne ménage pas non plus ses critiques aux dirigeants palestiniens (« qui se vautre dans leur propre victimisation »), à l’OLP, à Arafat, aux puissances arabes, leur reprochant leurs conflits internes incessants, ou leur manque de professionnalisme, de préparation, leur paresse, leur naïveté ou leur corruption. Il est particulièrement sévère avec les accords d’Oslo (1993) et le Président Clinton, où la délégation palestinienne accepta le contrôle israélien sur toute la zone C, soit 60 % du territoire. Par son mandat de conseiller de la délégation palestinienne aux conférences de paix entre 1991 et 1994, il analyse lucidement leurs erreurs tactiques. Pour lui, l’émergence des deux intifadas était une conséquence de cet abandon. Il a par ailleurs clairement condamné l’attaque du 7 octobre 2023 comme un crime de guerre, mais refuse d’y voir un tournant supplémentaire de l’histoire. Il s’agit bien plus d’une continuité : quand vous avez maintenu la pression dans une Cocotte-Minute pendant des décennies, il ne faut pas être surpris de la violence de l’explosion qui s’en suit tôt ou tard.

Quelles perspectives d’avenir ?

Pour Khalidi, plusieurs facteurs ou prises de conscience sont nécessaires en particulier en Occident, mais aussi chez les Palestiniens, pour espérer arriver à un modus vivendi. Le premier est de prendre conscience et accepter le caractère colonialiste de ce conflit. L’État d’Israël n’est pas né « état national » comme les autres, qui serait « malheureusement » exposé à une vindicte violente, antisémite et musulmane radicalisée. Ce mythe doit être déconstruit. Cela est difficile, par exemple aux USA, où la notion de « colon » est connotée positivement. Cela est difficile aussi en Europe à cause de la dimension religieuse du sionisme. Il est nécessaire d’arrêter de prendre Israël, le sionisme et le judaïsme comme des (quasi) synonymes (p.321). Dans cette vision, à cause du choc généré par l’holocauste et de la méconnaissance historique des Européens, la population autochtone locale apparaît comme un corps étranger dans la reconstruction d’un État national juif. (cf. le slogan sioniste « un pays sans peuple pour un peuple sans pays »). Un autre changement de paradigme mental qu’il s’agirait d’accepter en Occident est celui de l’égalité absolue de droits pour tous. Or aujourd’hui 20% de la population d’Israël est privée de plusieurs droits. Cette inégalité justifiée par le sionisme contemporain est le talon d’Achille de sa légitimité et du pouvoir actuel en Israël. C’est une approche illibérale et discriminatoire qui le rend impopulaire en Occident. Mais les Palestiniens ont aussi du pain sur la planche de leur autocritique : en particulier reconnaître que les Israéliens juifs sont un « vrai peuple », et ont un droit à un état national sûr.

Appréciation personnelle

Une des plus-values de cet ouvrage est l’interaction entre récits et souvenirs familiaux et l’histoire du conflit – un élément qu’un historien israélien aurait dénigré immédiatement en le qualifiant de « népotisme intellectuel » !! [1]. Ce livre est nécessaire et passionnant aussi parce qu’il renonce largement à l’idéologie et raconte l’histoire de cette guerre de manière documentée, certes d’un point de vue palestinien mais qui n’est pas celui du Hamas ni du Fatah. L’auteur renvoie d’ailleurs les deux partis dos à dos comme coresponsables de l’échec dans la défense des droits des Palestiniens. Son postscriptum dans l’édition allemande, daté de mars 2024, affirme certes la continuité de cette guerre avec le plan sioniste majoritaire, mais relève qu’une telle brutalité n’a jamais été vécue jusqu’ici. Le nombre de victimes, blessés, déplacés dans les deux camps a atteint des sommets inédits depuis 100 ans. Tout ceci aura des conséquences lourdes pour la suite, y compris sur l’humeur, le ressentiment des deux peuples. En particulier, cela va radicaliser encore plus l’idéologie du Hamas, qui elle ne pourra pas être vaincue. Lourd de conséquences aussi est le fait que la doctrine de défense officielle d’Israël de la « dissuasion » n’est plus crédible même dans une large frange de la population d’Israël après un déploiement pareillement disproportionné de violences contre les populations civiles et d’agressions dans toute la région.

Critique de l’approche coloniale.

Évidemment l’emploi du terme « colonialisme » interpelle. L’auteur précise parfois qu’il entend par là essentiellement une colonisation de peuplement, à la différence d’une invasion. Mais il affirme et démontre que ce colonialisme a été voulu et favorisé par la puissance coloniale, l’Empire britannique. Ceci est documenté par la déclaration du ministre des Affaires étrangères britannique Arthur J. Balfour au nom du cabinet de sa majesté, dans laquelle il ne mentionna même pas la population palestinienne locale.

Mais il est clair que l’emploi du terme « colonialisme » est délicat, voire imprécis dans un contexte européen, car plusieurs éléments ne correspondent pas à la pratique des puissances européennes : Il néglige le fait que plus de dix mille juifs habitaient la Palestine au début du 20e siècle. On notera toutefois que ceux-ci vivaient en paix et n’ont pas été consultés ni n’ont joué de rôle actif dans la suite des événements. En outre, la colonisation s’est faite largement par l’achat et la vente de propriétés et rarement par l’expropriation et/ou l’usurpation. On notera toutefois que cela vaut pour la période avant 1940, soit la fin du mandat britannique. Dès 1945 et après la nakba, la pratique a largement été celle de l’expulsion et de l’expropriation. Autre dissonance : les Arabes n’ont jamais nié qu’il y avait une logique à ce que les Juifs retournent en Palestine après 1900 ans d’exil. Ils y ont une longue histoire, connotée et valorisée religieusement. L’idée d’un « amour de Sion » annoncé dans la Bible hébraïque et les formules traditionnelles de salutation comme « L’an prochain à Jérusalem » sont des réalités culturelles importantes. On notera toutefois que les populations locales n’ont jamais été consultées sur « comment » respecter cet aspect culturel. La dernière incohérence avec le schéma colonial classique est que les juifs n’avaient pas d’autres pays où on aurait pu les renvoyer, comme pour les Français d’Algérie ou les Anglais d’Inde. On notera toutefois que les populations arabes n’ont aucune responsabilité dans l’antisémitisme, qui est le problème des chrétiens d’Europe et qui a conduit les puissances européennes à privilégier ce scénario pour assumer leur culpabilité dans l’Holocauste. Khalidi insiste : l’antisémitisme a aussi influencé la résistance arabe contre Israël. Mais ce n’est pas leur problème principal. Ce qui est au centre est l’opposition contre la politique israélienne, qui est aussi partagée par de très nombreux juifs et citoyens israéliens.

La compréhension du sionisme

Khalidi développe la thèse selon laquelle dans le projet sioniste l’existence et le sort de la population palestinienne ont été dès le début ignorés, puis niés sciemment, ce qui a conduit à une colonisation de peuplement sans limite. Il cite à cet effet des sources et des faits historiques difficiles à contredire. Ce faisant il radicalise dès le début la pensée sioniste et passe sous silence qu’elle a été beaucoup plus large et plurielle, avec en particulier un courant socialiste, et des conflits internes multiples quant à la direction à prendre. Le courant révisionniste incarné par Jabotinsky a été exclu du mouvement mondial. Néanmoins, on ne saurait lui donner tort lorsqu’il montre que c’est bien cette aile ultraradicale qui a donné l’orientation principale aux gouvernements israéliens successifs et qui le fait encore aujourd’hui.

En conclusion

Face aux dernières déclarations des gouvernements américains et israéliens sur le nettoyage ethnique envisagé à Gaza, on ne peut qu’être frappé par le caractère prémonitoire de l’analyse sans concession de Khalidi, même si on reste circonspect devant la thèse téléologique qui la sous-tend. Mais on ne peut que souhaiter une large diffusion à cet ouvrage indispensable pour penser ensemble les deux narratifs autour de ce conflit, dans l’espoir qu’il puisse désidéologiser la discussion dans le public et en particulier à l’intérieur des Églises d’Europe, promptes à privilégier les solutions confirmant les faits accomplis.

Rashid Khalidi, Der hundertjährige Krieg um Palästina, Eine Geschichte von Siedlerkolonialismus und Widerstand Traduit de l’anglais par Lucien Leitess ; avec un postscriptum de 2024 pour l’édition allemande, Unionsverlag, Zürich 2024, 384 P.

Serge Fornerod, pasteur, a été entre 2002 et 2023 le responsable des relations internationales et œcuméniques à la FEPS/EERS.

NDLR : nous nous permettons de rappeler aux lecteurs et lectrices les différents positionnements auxquels s’associe l’EERS par rapport au conflit en Israël/Palestine et invitons également à consulter les réflexions suivantes publiées par le Centre de Compétence pour la Théologie et l’Ethique Le conflit israélo-palestinien comme défi interreligieux (fr.) et Shylock et Netanyahu. Au sujet de l’universalisme et de la rétribution (de).

[1] Il s’agirait de l’historien Benny Moris cité par Khalidi dans un interview donné le 1er décembre 2024 pour le site de la Coordination pour une paix juste au Proche Orient (EuroPalestine) « Israël s’est créé un scénario cauchemardesque ».

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Auteur

Serge Fornerod

Serge Fornerod

Pasteur, et ancien collaborateur de l'EERS dans le domaine des relations extérieures. Il a également été responsable du programme Europe de l'Est pour l'EPER.

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