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Christianités antiques. Les cinq-cents premières années

Dans Ancient Christianities, Paula Fredriksen explore les 500 premières années du christianisme. En adoptant une approche thématique, elle met en lumière la diversité des croyances, la complexité des relations entre culture méditerranéenne et foi émergente, et les bouleversements causés par Constantin. Une fresque captivante, entre sociologie et déconstruction des mythes traditionnels.

En à peine plus de deux cents pages, dans un style vivant et imagé, l’autrice partage son érudition sur le proto-christianisme dans une narration structurée non pas chronologiquement ni géographiquement, mais thématiquement. Elle brosse l’évolution sur 450 ans de questions comme : (1) la relation des premiers chrétiens à l’histoire et la réalité d’Israël et du judaïsme, (2) la gestion de la diversité théologique dans une période sans pape, (3) l’importance ou non du martyre, (4) les manières de gérer le retard du retour du Christ, (5) les relations entre l’obéissance au Christ et celle à l’Empire, (6) le statut réservé à la corporéité, y compris le mariage et la virginité, (7) et les relations complexes entre la culture méditerranéenne préexistante et la culture chrétienne conquérante, le passage en quelques décennies de la Rome de Néron à celle de Pierre et Paul. Suivant chaque ligne thématique, l’autrice présente les convictions différentes des sources néotestamentaires, extra-canoniques et non chrétiennes et l’évolution de leur discussion.

L’autrice

Paula Fredriksen (*1951) est une spécialiste de l’histoire intellectuelle et sociale du proto-christianisme. Diplômée en théologie d’Oxford et docteur en histoire des religions de Princeton, elle a été jusqu’en 2010 titulaire de la chaire « William Aurelio de l’interprétation des Écritures » de l’Université de Boston, puis professeure invitée de l’Université hébraïque de Jérusalem entre 2009 et 2020. Elle s’est convertie du catholicisme au judaïsme.

Présentation

Sur le plan formel, il faut saluer la prouesse d’une telle synthèse. Chaque chapitre est précédé d’une brève introduction qui résume les questions liées au thème et est divisé en sections de quelques pages. Le tout est complété par des index, glossaires et une chronologie. L’autrice fait le choix de la narration plutôt que d’une démonstration scientifique, critiquant ou approuvant d’autres chercheurs. Elle distille citations et références, mais renonce aux fastidieuses notes de bas de page pour rassembler toutes ses sources dans une annexe commentée de « lectures supplémentaires », ce qui allège fortement la lecture.

Décontruire le mythe des origines

On ne trouvera pas dans ce livre d’idéalisations, d’hypothèses harmonisantes ou par trop bienveillantes envers l’historiographie chrétienne classique. Au contraire. L’autrice s’arrête à la description et aux questionnements, et déconstruit quelques mythes tenaces sur la version traditionnelle de l’avancée du christianisme, qui pourrait sonner comme suit : un petit groupe assez improbable de convertis, se réunissant en secret, pourchassé et persécuté qui, par la force de son courage, refuse de sacrifier aux idoles et à l’Empereur, forçant l’admiration des foules dans les arènes face aux lions. Finalement une révélation divine convertit l’empereur Constantin lui-même et marqua la fin de leurs tourments.

L’autrice montre que cette narration repose en fait sur l’héroïsation du martyre promue après coup par Constantin pour donner un sens aux persécutions de Dioclétien. Elle montre aussi que l’on ne sait pas exactement ce qui a poussé l’Empereur à embrasser la foi chrétienne : sa mère Hélène était-elle proche des chrétiens ? ou bien a-t-il été influencé par l’historien Lactance, qu’il avait choisi pour être le tuteur d’un de ses fils, ou était-il proche déjà de l’évêque Ossius, qu’il enverra par la suite comme émissaire dans les discussions doctrinales ? L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il a privilégié la forme de christianisme avec laquelle il était déjà familier, et qu’il a ensuite imposée à tout l’Empire et toutes les autres formes de christianisme existantes.

Ce ne sont pas les discussions théologiques qui ont fait croître le christianisme : l’énorme majorité des habitants de l’Empire ne disposaient pas de l’éducation nécessaire pour saisir l’intérêt de la distinction entre par exemple « homoousie » et « homoiousie ». Pour le croyant Lambda, l’intérêt de la foi chrétienne était plutôt sa proposition de pouvoir maîtriser l’influence de démons omniprésents, d’espérer avoir une bonne vie dans l’au-delà, en particulier en gardant de bonnes relations avec les morts vertueux, de faire partie d’une communauté de réflexion et de célébrations avec des sermons et des chants, leur permettant de simplifier des concepts complexes en des maximes pratiques, de garder une bonne relation à la fois avec leur tradition séculaire et avec le leader local, – souvent leur bienfaiteur  ̶  leur évêque.

Un christianisme originaire pluriel

Il y avait pour les premières générations une grande pluralité de « chrétientés », de conceptions de ce qui fait le cœur de la foi chrétienne: le point commun central et partagé par tous était la conviction que le salut avait été apporté par le Christ – sans encore pouvoir préciser ce que « salut » signifiait précisément. Mais le consensus s’arrêtait déjà là. Pour certains, il fallait garder les pratiques juives, d’autres par contre en rejetaient l’héritage, arguant que leur dieu était un démiurge soumis à un Dieu supérieur, père du Christ; d’autres, tout en rejetant la foi juive, tenaient à lire leurs textes en grec comme des prophéties annonçant le Christ et l’existence de leur propre communauté; certains célébraient Pâques selon le calendrier juif, d’autres non; certains attendaient le retour imminent du royaume de Dieu; d’autres recevaient en permanence des nouvelles révélations…

Une double césure marque un tournant déterminant de l’histoire du christianisme : la première est la destruction du Temple et de Jérusalem en 70 et ses conséquences pour les juifs et la première génération de chrétiens, qui se retrouvent orphelins, et les poussent à s’adresser aux non-juifs. La seconde est la prise de pouvoir de l’Empire sur l’Église en croissance par Constantin à partir de 312. Le Concile de Nicée de 325 marque le premier pas dans cette évolution. Ces deux événements ont diminué et appauvri la variété des chrétientés régionales naissantes.

Le contexte préexistant a imprégné et modelé le christianisme naissant, le faisant passer d’une secte galiléenne juive apocalyptique et prosélyte à une institution de l’Empire reproduisant sa structure et lui succédant lorsque celui-ci s’effondre, faisant des anciens « païens » des nouveaux « hérétiques ». Ainsi, on trouve chez un aristocrate romain chrétien un calendrier de luxe daté de 354 réunissant toutes les fêtes païennes et chrétiennes en un seul document. Dans le Code de Théodose (395) on trouve plus de mesures contre les « hérétiques » que contre les païens. Tout ceci nourrit la tendance selon laquelle la culture chrétienne a peu à peu servi à réorienter et recouvrir la culture dite « païenne ». Pour P. Fredriksen, le paganisme n’est pas un « -isme », mais simplement la culture majoritaire autour de la Méditerranée.

La perspective impériale

Comme l’histoire, la théologie et l’ecclésiologie sont écrites par les vainqueurs. Or le vainqueur, c’est l’Empire. C’est lui qui a promu une des formes existantes de chrétienté au détriment des autres, à savoir celle gérée par les évêques, qui deviennent après Constantin des lieutenants payés par l’Empire. Cette fonction de superviseur s’impose dès la moitié du IIe siècle face aux autres fonctions connues dans le Nouveau Testament (docteur, apôtre, prophète, faiseur de miracle, guérisseur) parce qu’elle était compatible avec l’organisation hiérarchique de l’Empire.

Les autres formes de chrétienté sont, tout comme les autres cultes, peu à peu écartées, combattues, exilées, privées de ressources, persécutées : valentiniens, donatistes, ariens, nestoriens, mélitiens, montanistes, marcionites, manichéens… Pourtant, certains de ces courants étaient très populaires : en 411 on compte 285 évêques donatistes contre 268 « catholiques » ; L’Église manichéenne connut un énorme succès et survécut en Asie centrale et en Chine jusqu’au XIVe siècle. L’évêque Nestorius (381 – 451) écrivait à l’Empereur Théodose II (401- 450) : « Donnez-moi une terre nettoyée des hérétiques, et je vous donnerai le ciel en échange. Aidez-moi à éliminer les hérétiques, et je vous aiderai à éliminer les Perses ».

Augustin joue aussi un rôle majeur après la chute de Rome par sa célébration théologique du patronage de l’Église par l’Empire : « grâce à une pax romana christiana, un royaume saint (non apocalyptique) est établi sur terre ». L’autrice présente cette évolution au fil des pages comme le sacrifice d’une « biodiversité » théologique acceptable, distribuée selon les contextes régionaux sur le plan religieux et culturel (Antioche, Alexandrie, Césarée, Jérusalem, Damas, Rome, Carthage, Constantinople…), au profit d’une pensée et d’une structure bien ordonnée et normée à la romaine. Une pensée qui sacrifie des narrations bibliques dynamiques et plurielles sur Dieu, le monde et les hommes pour les analyser avec les critères de la philosophie néoplatonicienne. Constantin fut en fait le plus grand persécuteur des chrétiens dissidents.

Vers la « vraie religion »

L’autrice retient dans sa conclusion deux moteurs externes qui ont pavé la voie au christianisme pour devenir la religion de l’Empire : le premier est la persistance du concept gréco-romain traditionnel de la « bonne religion », soit celle qui assure l’harmonie entre le ciel et la terre et protège ainsi l’Empire de la colère divine. Elle cite Théodose II qui en 429 convoqua un Concile afin « que la condition de l’Église honore Dieu et contribue à la sécurité de l’Empire ». Et le second est l’exclusivisme chrétien, hérité du judaïsme apocalyptique et eschatologique qui habitait la première communauté. Cet exclusivisme qui affirmait la nécessité de ne plus tolérer les autres petits dieux au profit du seul vrai Dieu s’imposa grâce au soutien politique de l’Empire : « un dieu, une église, un empire, un empereur ». La vraie religion fut définie comme un seul type de chrétienté orthodoxe, à savoir la chrétienté nicéenne.

Appréciation

La démonstration impressionne et interpelle. Peut-être est-il préférable de traduire en français son titre par « christianités » plutôt que « chrétientés », car celui-ci sous-entend un degré d’uniformité et de structuration que les premiers siècles n’ont pas encore atteint.

On reste dans le flou devant cette énigme : comment la conviction d’un petit groupe de charismatiques apocalyptiques galiléens selon laquelle la résurrection de Jésus est la confirmation de la vision que la venue du Royaume de Dieu est imminente a-t-elle pu se transformer en légitimité du pouvoir impérial dont elle contestait la toute-puissance ? L’autrice ne se prononce pas sur les possibles causes internes aux communautés chrétiennes de cette croissance. Ce qu’elle avance relève surtout du registre sociologique : d’une part l’infiltration rapide des chrétiens dans toute la société romaine et d’autre part la pérennité de l’hénothéisme de la population qui s’adonnait sans trop de problèmes de conscience à une certaine mixité de croyances et de comportements pas tous conformes aux vœux des évêques.

Pour elle, la croissance du christianisme est d’une part liée à un phénomène de capillarité, puis d’un choix politique, faisant de ce nouveau culte une puissante force unificatrice pour l’Empire, et devenant l’organe de contrôle officiel de toute pratique religieuse. Au milieu du IIIe siècle, la communauté de Rome soutient financièrement 1500 veuves et pauvres. Á la même période, Eusèbe cite pour Rome une liste de 52 exorcistes, mais seulement de 46 presbytres et 7 diacres.

Pertinence pour aujourd’hui

Malgré la distance temporelle, cette description de l’évolution des premières générations chrétiennes fait apparaître plusieurs sujets de réflexion toujours actuels :

Nicée revisité

Le plus évident est la lumière jetée sur le rôle du Concile de Nicée de 325 dans ce processus. Loin d’avoir été une grande rencontre d’unité théologique, il a été un instrument de pouvoir politique. La convocation du Concile par Constantin n’a pas été un grand succès pour l’Église : aucun des nombreux sujets théologiques mis à l’ordre du jour n’a pu être réglé de manière claire et durable, y compris la question de la date de Pâques. Le seul résultat durable fut le début de la définition d’un Credo compatible avec le néo-platonisme, qui mit toutefois près de 60 ans pour aboutir à un texte – pierre angulaire de l’Église de l’Empire. Ce credo était aussi une affirmation politique d’allégeance à l’Empereur bienfaiteur de l’Église. Où en est-on aujourd’hui ? L’État moderne n’intervient plus pour régler des questions de foi, mais c’est lui qui balise ce qui est tolérable dans les expressions ou actions des Églises dans la société.

Églises diverses

Le deuxième point est gestion de la « biodiversité théologique » actuelle dans nos Églises. Force est de constater que le soutien des directions d’Églises va aux courants libéraux et aux défenseurs du statu quo qui garantit leur statut. Le « pluralisme » théologique mis en exergue consiste le plus souvent à soutenir le courant qui est vu comme majoritaire et correct politiquement et théologiquement. La promotion d’autres formes de christianités fait encore largement défaut. Ce livre nous rappelle que la foi chrétienne s’est exprimée sous des formes et dans cultures diverses dès les premiers jours.

Entre narration et raison

Un aspect particulièrement intéressant de cette « biodiversité » est la forte tension entre une foi « narrative et enthousiaste » et une foi « rationnelle et raisonnée » : les premières générations ont été un mouvement prosélyte, narratif, de témoignage d’abord oral, puis raconté par des récits et dans des lettres ou des visions. L’important était le témoignage, le partage communautaire, la spiritualité vivante, le chant… La théorisation des différents contenus de ce « salut » dans les catégories philosophiques courantes, n’a pas pu et ne peut pas en reproduire l’entier de l’élan, bloquant rapidement les renouveaux. À chaque formalisation a répondu une nouvelle variante et une nouvelle déviance. Aujourd’hui, dans la plupart des pays du monde, la foi chrétienne est d’abord orale, chantante, dansante, communautaire. Chez nous également, on perçoit la montée de formes privilégiant l’expérience de la foi par des techniques de spiritualités orales, existentielles, émotionnelles ou psychosomatiques (pèlerinages).

Serge Fornerod, pasteur, a été entre 2002 et 2023 responsable des relations internationales et œcuméniques à la FEPS/EERS

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Paula Fredriksen, Ancient Christianities, the first five hundred years, Princeton University Press, Princeton and Oxford, 2024, 263 p.

 

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Serge Fornerod

Serge Fornerod

Pasteur, et ancien collaborateur de l'EERS dans le domaine des relations extérieures. Il a également été responsable du programme Europe de l'Est pour l'EPER.

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