Le panenthéisme d’Eilert Herms
De qui parle-t-on lorsque l’on fait mention de « Dieu » ? En travaillant cette question dans sa Systematische Theologie, Eilert Herms, théologien luthérien contemporain qui a enseigné à Tübingen, est amené à préciser les raisons qui le pousse à choisir le panenthéisme pour qualifier la relation entre le Créateur et le monde[1]. Cet article propose une présentation synthétique de sa réflexion.
Dieu et nos relations fondamentales
Faut-il percevoir Dieu comme une instance agissant dans le monde ou bien comme l’origine même du monde ? Herms prend nettement position pour cette dernière option. En tant que puissance sur l’origine du monde, Dieu n’est pas une instance parmi d’autres procédant à l’intérieur du monde. Au contraire, il est la puissance dont l’agir permet que le monde soit créé, sans laquelle le monde n’existerait tout simplement pas. En ce sens, il est radicalement différent de toutes les autres instances habituelles. Parler de Dieu, ce n’est pas parler d’une instance devenant réelle lorsqu’elle surgit dans le monde. C’est parler d’une instance dont la manifestation de son agir est l’existence même du monde. Parce que Dieu n’est pas une instance surgissant dans le monde, il n’est pas possible de trouver une preuve historique de son existence. Cependant, si le monde apparaît dans sa contingence à un individu et qu’un questionnement sur la puissance à l’origine du monde s’ouvre en cet individu, alors dans cette situation-là, cet individu regarde l’existence même du monde comme une preuve manifeste de l’existence de Dieu. Pour lui, parce qu’une création existe, le Créateur existe.
Herms appelle « histoire révélatrice » la chaine d’événements révélateurs où cet individu prend peu à peu conscience des quatre relations (dimensions) constitutives de sa personnalité : la relation à son environnement, la relation à soi, la relation au monde et la relation à l’origine du monde. Plus chacune de ces quatre relations se déploie, plus la conscience de l’humain s’élargit et s’approfondit. Dans une histoire révélatrice individuelle, lorsque le déploiement de ces quatre relations débouche sur une articulation où les relations au monde et à l’origine du monde ne sont pas suffisamment pensées dans leur particularité, mais qu’elles se retrouvent englobées par la relation à l’environnement, alors cet individu conçoit Dieu comme étant dans l’environnement. Au lieu que l’environnement ouvre à des instances plus vastes et plus larges que lui, c’est l’inverse qui se produit. Dieu est réduit à ce qui est perçu dans l’environnement. Dieu est réduit à ce qui est mesurable. À l’heure de l’anthropocène où ce qui est dans l’environnement de l’humain est influencé par ce dernier, cela voudrait dire que l’humain peut également influencer celui qu’il considère comme Créateur.
Face à cette façon de percevoir les choses, Herms rappelle la nécessité de reconnaître que Dieu ne peut pas être trouvé dans notre environnement perceptible[2]. Il n’est pas une instance identifiable empiriquement par les sens, car il est une instance qui les dépassent. Quelqu’un exigeant que « Dieu devrait se ‘montrer’ de manière perceptible et enregistrable par les sens pour être reconnu comme réel et véritable »[3] sous-entend que tout ce qui n’est pas saisissable et vérifiable par les sens est imaginaire, voire chimérique. Herms considère qu’une telle affirmation repose sur une conception inadéquate de la puissance de l’origine appelée Dieu (qui est vue comme une instance surgissant dans ce monde). Pour répondre à la remarque de Gagarine qui, en revenant de l’espace, disait qu’il n’avait pas rencontré Dieu[4], le théologien de Tübingen rappelle que Dieu n’est pas une instance qui est destinée à devenir visible. Pour respecter ce que Dieu représente, ce dernier doit même rester invisible. Son invisibilité n’est pas due à une défaillance de la part de celui ou celle qui y réfléchit. Elle est constitutive de son identité.
La ligne que suit Herms est d’affirmer que tout ne se réduit pas au visible ; que la réalité ne se résume pas à ce qui est perceptible et prouvable. Au lieu que la relation à Dieu soit englobée dans la relation à l’environnement, c’est l’inverse qui doit être développé. La relation à l’environnement est adéquatement pensée lorsqu’elle est située dans la relation au monde, qui elle-même est située dans la relation à la puissance sur l’origine du monde. Il s’agit de ne pas réduire Dieu à l’environnement perceptible par l’humain, mais plutôt de relativiser cet environnement en le situant dans une relation plus vaste que lui. Dès lors, Dieu n’est pas pensé comme étant dans l’environnement, mais il est pensé comme étant celui qui fonde cet environnement.
Dieu-matrice
En méditant sur la notion biblique de « ciel », Herms développe la compréhension suivante : le ciel peut aussi être interprété comme étant la sphère dans laquelle Dieu laisse advenir l’ensemble du monde créé. C’est la sphère de sa vie éternelle. En ce sens, on peut dire que tout ce qui est créé est dans le ciel. Cette sphère de la vie éternelle de Dieu ne décrit pas un objet précis dans l’environnement de la terre. Cette sphère n’est pas visible dans le sens qu’elle serait un lieu, quelque chose de tangible que nous pourrions ausculter. Mais cette sphère est l’ensemble de la réalité dans laquelle tout être se meut. « La sphère dont il est question dans ce discours sur le ciel n’est pas ailleurs, ni en haut ni en bas, ni lointaine ni distante, mais en elle, nous sommes déjà réellement présents dans notre monde »[5].
À la suite de ce qui vient d’être dit, les raisons qui poussent Herms à décrire Dieu comme étant le « réel absolu »[6] s’éclaircissent. Parce qu’il est le Créateur, Dieu est le réel en dehors duquel rien n’est réel. Il n’est pas une instance intramondaine. Bien plus, il est la réalité à l’intérieur de laquelle évolue l’ensemble de ce qui existe. C’est en lui que la création advient. Il est le médium dans lequel tout devenir possible s’accomplit. Le raisonnement de Herms pourrait être prolongé en utilisant la métaphore de la matrice[7] : Dieu est une sphère matricielle laissant exister en son sein d’autres créatures différentes d’elle. Cette sphère est absolue, puisqu’elle n’est pas créée. Elle dure au-delà de tout devenir de ce qui est devenu. Aucune créature ne peut tomber en dehors d’elle. Dans cette sphère, tout ce qui devient et est devenu demeure maintenu.
Cette conception de Dieu conduit Herms à revisiter la notion de création ex nihilo. Dans un chapitre intitulé « Schaffen »[8], il rappelle que, contre une cosmologie dualiste affirmant que la création avait été faite à partir de deux origines (le Créateur personnel et la matière impersonnelle), la tradition chrétienne aux IIe et IIIe siècles a promulgué l’idée de création ex nihilo pour deux raisons principales. D’une part, afin de ne pas concevoir la façon dont le Créateur crée le monde selon le modèle de ce que les créatures font lorsqu’elles fabriquent quelque chose dans ce monde. Et d’autre part, pour ne pas faire du Créateur une instance qui ne serait pas absolue, qui ne serait pas toute puissante sur le réel, mais qui ne ferait que composer avec du réel déjà existant. Ainsi pour respecter l’idée forte de cette notion de création ex nihilo, il serait selon Herms plus convenable d’affirmer, non pas que Dieu crée à partir de rien, mais qu’il crée à partir d’aucune autre matière que de lui-même. « La puissance personnelle sur l’origine créée à partir de rien qui serait en dehors du donné propre à elle-même ; elle crée à partir de rien d’autre que Dieu. »[9]
Cette perception a comme conséquence de mettre en lumière une différence fondamentale entre l’agir de la créature et l’agir du Créateur. L’agir des créatures se tient toujours sous les conditions données de ce monde créé. En revanche, le Créateur n’agit pas sous des conditions qui lui seraient « pré-données », mais uniquement sous la condition de sa propre auto-détermination dans la présence absolue de Dieu. Bien comprise, la notion de création ex nihilo doit donc ouvrir à une compréhension de Dieu comme étant le réel absolu, capable à partir de rien d’autre que de lui-même, de faire advenir selon une décision libre, c’est-à-dire soumise à aucune autre contrainte que sa décision propre, à l’intérieur de lui des créatures autres que lui.
Tout en Dieu
Sur la base de cette conception de Dieu et de l’acte même de création, Herms se définit comme étant un théologien panenthéiste. Dans l’approche panenthéiste, la relation entre le Créateur et la création est décrite de manière adéquate lorsque la création est comprise comme existant dans la durée éternelle du Créateur, sans pour autant devenir elle-même éternelle. Une référence biblique exprimant cette approche se trouve dans le livre des Actes lorsque l’apôtre Paul présente Dieu comme étant celui « en qui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. » (Ac 17,28, NBS). Le panenthéisme est à distinguer du panthéisme. L’affirmation centrale du panthéisme est de dire que tout est Dieu. L’ensemble du monde, c’est-à-dire l’univers dans son entier, est pour ainsi dire divinisé. La relation à l’univers et la relation à l’origine de cet univers ne sont pas distinctes. Dieu est donc pensé selon les mêmes catégories que l’ensemble de l’univers. Le panenthéisme, quant à lui, en distinguant la dimension de l’univers de celle de l’origine de cet univers, va plus loin. Il n’y a pas de correspondance entre Dieu et l’univers. Dieu est plus grand que l’univers, puisque ce dernier est contenu en lui.
Cependant, si le panenthéisme opère une distinction entre Dieu et l’univers, il n’introduit pas une coupure radicale entre les deux. Dieu est autre que l’univers puisqu’il en est l’agent primordial, mais il n’est pas totalement autre que l’univers. Dans son ouvrage Le dynamisme créateur de Dieu, André Gounelle (1933-2025) présente la théologie du Process dont les référents emblématiques, le philosophe Alfred North Whitehead et le théologien John B. Cobb, développent une approche panenthéiste de la relation entre Dieu et le monde[10]. Pour ce courant théologique, « Dieu ne se situe pas ailleurs, dans un Ciel transcendant ou dans une région ontologique distincte. Il n’appartient pas à un autre, mais au même univers que nous. Il ne vient pas du dehors, de l’au-delà. Il se trouve présent ici-bas. Il est l’un des éléments nécessaires à la bonne marche du monde, et il participe à toutes les réalités avec lesquelles nous avons normalement affaire. »[11] Dans l’approche panenthéiste, Dieu est distinct de l’univers. Cependant, il demeure une relation intime entre eux.
Quand Herms affirme que toute la réalité créée existe en Dieu, il reprend à son compte cette approche panenthéiste et la relation intime entre la création et le Créateur qu’elle développe. Cependant, Herms n’en reste pas là. Il est sensible également à une critique que certains adressent à l’approche panenthéiste, critique que le théologien américain contemporain Daniel L. Migliore résume ainsi : « la description panenthéiste du monde comme corps de Dieu, qui vient d’être remise au goût du jour, tout en soulignant l’intimité de la relation entre Dieu et le monde, ne parvient pas à décrire de manière appropriée la liberté de Dieu par rapport au monde, ni l’altérité et la liberté réelles du monde. »[12] C’est pourquoi, tout en mettant en avant une description matricielle de Dieu, Herms rappelle l’asymétrie existant entre l’agir des créatures opérant à l’intérieur des conditions universelles de la création et l’agir du Créateur capable à partir de rien d’autre que de lui-même de faire advenir les conditions universelles de la création. Au lieu de tendre vers une identification entre Dieu et l’évolution impersonnelle du monde comme le fait Whitehead[13], ou bien au lieu de tendre vers une identification entre Dieu et la sérendipité comme le fait Gordon Kaufman dans son essai intitulé In Face of Mystery[14], Herms nomme Dieu comme étant la puissance sur l’origine du monde. Dans cette expression l’asymétrie est clairement soulignée. Dieu est abordé comme étant la puissance permettant de penser l’existence de la contingence du monde. Si l’existence même du monde manifeste l’agir et la volonté de Dieu, cette volonté n’est pas conditionnée par ce monde. L’agir de cette puissance sur l’origine n’est causé par aucune autre détermination qu’elle-même. Cet agir demeure libre par rapport au monde.
Intérêt de l’approche
En revisitant la notion de « Dieu », Herms bouscule les idées reçues. Alors que l’expression « puissance sur l’origine » augure d’une compréhension hiérarchique et dominatrice de Dieu, il s’avère qu’elle débouche chez lui sur une vision matricielle de la divinité. De même, ses réflexions où le visible n’est perceptible qu’à partir de l’invisible défient les critiques rationalistes demandant des preuves tangibles de l’existence de Dieu en les conduisant à sortir des propos convenus pour entrer dans un débat de fond.
Ce sont autant d’idées piquant la curiosité des personnes insatisfaites des discours convenus au sein des communautés théologiques et ecclésiales ainsi que dans la société. Elles peuvent aussi questionner la personne sceptique qui, en suivant une approche pragmatique de la réalité, pensait en avoir fini avec la question de Dieu.
Par son raisonnement, Herms développe des idées qui sont une bonne accroche pour entraîner tout lecteur dans une quête spirituelle renouvelée.
Luc-Olivier Bosset


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