Lors de notre troisième podcast de la série Explore, nous avons discuté de la Patrie.
Un spectre qui s’impose
La fin du 20e siècle vivait avec le souvenir vifs des dégâts immenses que peuvent causer des patriotismes exacerbés. Alors que pour toute une génération le mot “patriotisme” a un arrière goût amer, le début du 21e siècle voit réapparaître le nationalisme et la guerre conventionnelle en Europe.
Après la globalisation réalisée et la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama), le « choc des civilisations » (Samuel Huntington) semble se profiler comme une possibilité concrète au sein des Occidents. Ce bref diagnostic nous invitait à porter notre regard sur la patrie.
Florilège antique
Le concept antique de patrie vit d’une nostalgie. Il est la référence au sein d’un récit à la terre où les ancêtres (les « Pères ») sont enterrés : terre nourricière où l’on a son origine et sa fin. On fait référence à la patrie surtout au moment où l’on ne s’y trouve pas.
Dans l’Israël antique, la patrie se dit et se pense avant tout à partir de l’expérience de l’Exile : « Assis au bord des fleuves de Babylone, nous pleurions en pensant à Sion » (Psaumes 137,1). L’origine de la patrie dans l’expérience de l’Exil se traduit par un état d’errance primordiale (Deutéronome 26,5).
Le christianisme reprend cette conception exilique de la patrie en soulignant son caractère eschatologique : « En réalité, ils désiraient un pays meilleur qui celui-ci et qui se trouvait dans les cieux » (Épître aux Hébreux 11,16).
Ce mouvement résonne avec d’autres conceptions antiques qui relativisent l’ancrage géographique de la patrie : « Patria est ubicumque est bene » (Partout où je suis bien, j’y trouve ma patrie), dit un vers cité par Cicéron. On peut aussi penser à la patrie intellectuelle des traditions platoniciennes, atteinte par contemplation.
Marques du christianisme
Alors que le christianisme implique l’affirmation d’un décalage de la patrie « authentique » avec toutes les concrétions visibles et organisées de la patrie, son « péché originel » est de ne pouvoir (apparemment) faire autrement que de devenir une instance de légitimation de telles concrétions – à commencer par l’étatisation progressive de la religion chrétienne « catholique » dans l’empire romains des IVe-Ve siècles.
Ces concrétions deviennent toujours des lieux à défendre – tant sur le plan géographique (le pays) que sur le plan idéologique / symbolique (les valeurs) – au prix de la vie des « enfants de la patrie » (Marseillaise).
Situation moderne
Avec la modernité, la patrie n’est plus localisée dans un passé mythique ou un avenir eschatologique : elle devient une réalité générée par l’humanité – elle devient une réalisation qu’il faut pouvoir imposer, notamment par la violence révolutionnaire.
Les idéaux rationalistes des Lumières française (Montesquieu, Rousseau) ouvrent la marche à une conception de la patrie comme État-nation qui la lie aux frontières territoriales, à une langue, une histoire et une culture. Cette génération de la patrie à partir de l’activité humaine offre une identité qui transcende les identités particulières sans avoir à renvoyer à un au-delà du monde. L’adjonction du montage idéologique de la race apparait ici comme l’expression particulièrement aigue d’une essentialisation des formes visibles-objectives de la patrie, donnant appui à un débordement de violence inédit à l’égard de celles et ceux qui sont exclues de l’identité définie par cette patrie.
Sens de la patrie
Le sens positif de la patrie réside peut-être dans le fait d’être l’expression d’un désir : le récit biblique de la création, tout comme les droits humains expriment ce désir d’un lieu et d’un état d’une humanité sauve d’une violence (auto)destructrice. Mais elle doit en ce sens rester indisponible et ne pas être confondue avec les formes concrètes d’engagement et de participation à la vie de la cité.
C’est peut-être là le sens de l’invocatio Dei que l’on trouve dans les préambules de certaines constitutions, ou de l’appel à la prière dans le Cantique Suisse (« Wenn der Alpenfirn sich rötet, Betet, freie Schweizer, betet ! »). L’invocatio Dei marque l’affirmation d’un écart ultime entre la réalité désirée (la patrie) et les concrétisations issues de l’organisation collective de la réalité (la cité).
La prière prend la place des valeurs ou du territoire à défendre.
La Patrie : imaginaire qui fait signe vers une nostalgie, ou une espérance – une terre promise. Réalité dangereuse et destructrice au moment où l’on pense y être parvenu, ou lorsque l’on essaie de la faire advenir par nous-mêmes. La critique demeure : Soli Deo Gloria.
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