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L’espérance, ou la traversée de l’impossible

Dans un ouvrage où se mêlent témoignage personnel, réflexions philosophiques et impulsions concrètes pour un engagement social et politique, Corine Pelluchon nous livre son parcours à la rencontre de l’espérance.

Présentation de l’autrice

Corine Pelluchon, philosophe et professeure à l’université Gustave Eiffel, est spécialisée dans les questions de philosophie morale, politique et d’éthique appliquée. Elle est très impliquée dans la lutte pour les causes environnementales et animales.

Comme elle le dit elle-même dans l’avant-propos, Corine Pelluchon a traversé plusieurs fois la dépression durant sa vie, et c’est à la suite d’un récent effondrement psychique qu’elle a décidé d’écrire son livre sur l’espérance, paru en 2023, « dans le but d’apporter quelques réponses aux personnes qui traversent cet impossible du désespoir ». (p.10)

L’espérance, ou la traversée de l’impossible

Selon la philosophe, l’espérance est une expérience que l’on fait alors même que l’on est au cœur du désespoir, de la souffrance, du néant. Elle ne peut venir que dans la confrontation avec cette réalité indéniable, dans un face-à-face avec l’absurde. Mais l’espérance ne vient pas parce qu’elle est sollicitée, appelée ou même cherchée : « L’espérance apparaît de manière inattendue au terme d’une lutte âpre au cours de laquelle on a cru mourir. Elle se lève, comme l’aube, lorsque l’individu vaincu abandonne tout, ses croyances et ses attentes. Cet abandon, qui est un don de soi, une abnégation ou un détachement, lui fait entrevoir la force de vie dont il procède et dont se nourrit son désir essentiel, lequel n’a plus rien à voir avec ses anciennes envies. » (p.15) Ainsi, l’espérance (à distinguer de l’espoir, qui est recherche de quelque chose de concret, désir souvent personnel) est ce qui jaillit quand tout semble perdu, c’est le dépassement du désespoir, c’est un saut « décidé sans raison, tel le pari, ou qui survient comme la grâce dont parlent les chrétiens. » (p.21) Cette découverte de l’espérance vient transformer l’être humain, et donc aussi les peuples, en leur fournissant l’énergie nécessaire à la transformation du présent, de la réalité, du monde, avec la visée d’un avenir meilleur devant soi.

Ecologie, protection des animaux et féminisme

Après plusieurs pages de définition et description de ce qu’est l’espérance, en dialogue notamment avec Søren Kierkegaard et Charles Péguy, Corine Pelluchon applique sa conception de l’espérance aux questions écologiques, de la protection des animaux et du féminisme. Selon elle, l’expérience de l’éco-anxiété, qu’elle appelle plutôt la dépression climatique, très présente notamment dans la jeune population, est un exemple très concret de cette traversée de l’impossible qu’est l’espérance. Face à la dégradation très rapide du monde, c’est le désespoir qui l’emporte. Mais il n’est pas vainqueur, car de là l’espérance vient ouvrir l’avenir, et donc le présent, pour se mettre en action et construire individuellement et collectivement une réalité viable et conforme à nos besoins profonds.

Elle propose un parcours similaire avec les questions concernant la protection des animaux : à moins de fermer les yeux face aux souffrances extrêmes que les humains font subir aux animaux, nous ne pouvons que souffrir nous-mêmes aussi, à la suite de la prise de conscience de cette souffrance. Mais à partir de celle-ci, nous pouvons transformer notre logique de consommation en logique de considération, non seulement pour les animaux, mais aussi pour la planète et les êtres humains (elle développe cette notion de considération son ouvrage Ethique de la considération, Seuil, 2018).

Dans la dernière partie de son ouvrage, Pelluchon s’arrête sur des questions féministes, montrant d’une part que le combat qui a commencé il y a plusieurs décennies, et qui paraissait alors impossible, a porté ses fruits (même s’il y a encore du chemin à faire !), et qu’ainsi il vaut la peine de poursuivre la lutte pour la protection de la planète et des animaux. D’autre part, la philosophe fait un parallèle intéressant entre la ménopause et l’avenir de la planète : la ménopause n’est pas seulement une fin inévitable d’un certain nombre d’aspects de la vie d’une femme (notamment la procréation), c’est également une limite nécessaire avec laquelle il faut apprendre à vivre, une transformation vers un après que l’on ne pouvait imaginer avant, mais qui s’avère plein de possibilités et d’énergie renouvelée. Pelluchon porte ainsi l’espérance que nous vivrons une telle métamorphose pour notre planète et de tous les êtres vivants.

Entre philosophie et théologie, quel lectorat ?

Dès les premières pages, Corine Pelluchon précise qu’elle effectue un travail philosophique dans l’objectif de poser, selon ses mots, quelques vérités universelles, ce que ne peuvent pas la confession (autrement dit la foi et la théologie) et la littérature. Néanmoins, elle s’appuie sur de nombreux concepts issus de la pensée théologique, comme nous l’avons vu notamment avec l’espérance qui survient « comme la grâce dont parlent les chrétiens. » (p.21) Elle utilise à plusieurs reprises des références bibliques, précisant elle-même que la sagesse biblique est le chemin permettant de trouver ou retrouver la notion d’espérance.

Si la philosophie et la théologie sont évidemment en lien, dans un sens comme dans l’autre et depuis toujours, ma première réaction à la lecture de ces mots a été une certaine surprise. En tant que théologienne, lire des phrases dans lesquelles, pour donner un sens laïc, on ne fait que remplacer le mot Dieu par « la vie », cela me paraît simpliste et peu cohérent (voir par exemple p.38). Cela me fait penser à ce que Jürgen Moltmann qualifiait d’ « espérance en creux » dans sa critique du Principe Espérance du philosophe Ernst Bloch (à la fin de son ouvrage Théologie de l’Espérance,1964).

Néanmoins, j’ai par la suite découvert, dans son Ethique de la considération (Seuil, 2018), la notion d’ « incommensurable », qui vient décrire ce que Pelluchon met, il me semble, sous le terme de « vie », autrement dit ce qui est plus grand, qui nous dépasse, qui est là avant et après nous, et qui d’une certaine manière vient « remplacer » Dieu dans sa conception laïque.

Cela m’a permis de mieux comprendre son propos, et notamment de saisir que ce n’était pas simplement un remplacement de mot pour laïciser, mais qu’il y avait derrière cela un concept plus approfondi, malheureusement pas tellement décrit dans cet ouvrage sur l’espérance (il ne me semble pas à proprement parlé être un traité de philosophie, mais plutôt une proposition d’appropriation philosophique dans la vie concrète – et en cela, il atteint l’objectif).

Cependant, et au-delà du fait que je ne rejoins pas cette conception de l’incommensurable, je me questionne tout de même sur la réception de ce type de réflexions auprès d’un public chrétien, tout comme non-chrétien : n’y aura-t-il pas un refus des conclusions de la part d’un public laïc, si elles doivent passer par un chemin et des explications chrétiennes ? Mais il est vrai aussi, comme le dit Pelluchon, que la théologie chrétienne a de nombreuses ressources pour parler de l’espérance, et ce serait dommage de ne pas en profiter, tout comme la théologie profite également des ressources de la philosophie pour son propre travail. Reste en suspens pour moi la question de comment passer de l’une à l’autre, sans avoir l’impression d’enlever les concepts clefs qui la font tenir (ici, ma question concrète est « Peut-on parler de l’espérance sans référence à Dieu ? », réflexion plus large et surtout en cours !).

Appréciation personnelle

J’ai trouvé dans cette lecture de nombreuses résonances avec des réflexions personnelles sur l’espérance, notamment tout ce qui concerne le rapport entre souffrance et espérance. J’ai tout de même une réticence face à ce que je lis comme un “il faut passer par la souffrance” lorsqu’elle dit que l’espérance n’émerge que du désespoir. Pour autant, je trouve que ce rappel puissant – même dans le désespoir le plus profond, l’espérance peut émerger – vaut la peine d’être dit et redit.

Les ancrages dans la réalité et les élans concrets que Corine Pelluchon apporte me paraissent pertinents et utiles. Espérons que l’avenir donnera raison à ses intuitions, ou au moins à certaines d’entre elles !

Corinne Pelluchon, L’espérance, ou la traversée de l’impossible, Payot Rivage, 2023.

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Alice Corbaz est pasteure dans l’Église réformée en suisse romande et prépare un doctorat en théologie systématique à l’université de Genève

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Alice Corbaz

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Alice Corbaz est pasteure dans l’Église réformée en suisse romande et prépare un doctorat en théologie systématique à l’université de Genève

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