Abordant le génocide rwandais de 1994 sous l’angle de la fiction, Faye entraîne ses lecteurs et lectrices dans un paysage de destins personnels, tous liés à la figure centrale du roman, Milan, sorte de double de l’auteur. Par ce biais, le romancier franco-rwandais Gaël Faye poursuit son investigation sur ses origines.
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Le roman s’aventure dans des terres de violence et de cruauté, d’oubli et de mensonges, où résonnent encore les machettes et les cloches des églises en feu. Sans compromis mais avec une grande pudeur, Gaël Faye cherche des explications et un chemin de réconciliation à travers les questions de Milan, fils d’un Français et d’une Rwandaise, sur ses origines, un jeune homme blessé à vie par le silence de sa mère sur l’histoire de sa famille et de son pays.
Silence total
Milan est un jeune métis qui vit tranquillement à Paris avec ses parents. Au moment du génocide au Rwanda en 1994, Milan a douze ans. Un peu par hasard, il prend alors conscience de ses origines rwandaises. Sans les images de la télévision, sans la violence outrancière, Milan en serait resté à sa couleur de peau : blanc par son père, noir par sa mère.
Le silence s’invite dans le roman de Gaël Faye. Il en est même un des personnages clés. L’histoire de Milan permet de traiter un thème et un fait omniprésent dans les conséquences d’un génocide : le silence rôde et fait office de couvercle hermétique sur l’indicible. Comme souvent dans la génération littéraire post-coloniale, la fiction permet de parler de l’Histoire, la parole narrative sert de porte d’entrée vers l’horreur.
Avec pudeur, avec un effroi jamais sensationnel, avec habileté et respect, Faye s’enfonce avec Milan dans la jungle des exécutions de masse, de la haine et de la cruauté. Son histoire parcourt vingt-six ans de quête et de construction d’un puzzle familial inconnu.
Le silence, c’est celui des Rwandais et Rwandaises que Milan rencontre là-bas et qu’il apprend à aimer. Mais c’est surtout le silence de sa mère : d’elle, Milan ne saura rien. D’elle n’émergera aucun élément de l’histoire de famille qui puisse compléter le puzzle. Comme si Venancia reprochait à Milan de s’aventurer sur ses terres d’origine, comme si là-bas le péril était tel qu’une mère ne pût y imaginer son enfant. « Le laconisme était sa grande spécialité. » (p. 107).
La relation de Milan à sa mère traverse le récit comme une cicatrice silencieuse. Et même à la toute fin, quand la mère terrassée par un cancer vit ses derniers instants, aucune révélation ne suinte. Venancia se tourne alors vers le ciel et demande à Milan de dire avec elle un ave Maria. La prière comme seul refuge. Le silence obsédant de la mère, pesant pour Milan, presque agaçant pour le lecteur, serait-il en fait la seule expression possible de ce qui hante la vie de cette femme, la peur ?
Survivre…
Le jacaranda, arbre subtropical aux fleurs violettes, soigne la cicatrice du silence par ses couleurs et sa vie. Sans idéalisme mais comme symbole d’une survie possible, le jacaranda qui égaie un jardin de Kigali concentre quelques bribes de réponses aux questions de Milan sur la tragédie rwandaise.
En jouant cette carte poétique, Gaël Faye réussit à emmener ses lectrices dans une histoire atroce mais toujours lisible. Les faits, même les plus insoutenables, sont racontés par des témoins survivant-es, un peu comme dans les tribunaux populaires, appelés « gacacas ». Milan, étudiant en droit, y consacre d’ailleurs son mémoire.
Ainsi, l’histoire d’un adolescent franco-rwandais découvrant le Rwanda dans les années 2000 prend le pas sur les événements historiques. Les amitiés de Milan avec de jeunes « alternatifs », avec le petit frère de sa mère, Claude, et la relation de plus en plus forte avec la fille d’une amie, Stella, se trouvent au cœur du voyage initiatique du jeune homme. Les allers-retours de la France vers le Rwanda se multiplient, celui que les amis de Kigali avaient accueilli comme un blanc le considèrent petit à petit comme l’un d’eux. Milan qui se croit métis s’entend répondre lors de son premier voyage : « Ah oui, métis… Oublie ça. T’es un muzungu. Blanc comme neige, c’est tout. Métis, ça n’existe pas. » (p. 58).
Dans cette quête identitaire, Milan se laisse emporter et adopte la stratégie de ses amis rwandais : pour exorciser la souffrance, la fête et ses excès sont au programme. Oublier, noyer les larmes et chasser les fantômes, la fête tonitruante qui prend possession de Kigali la nuit cherche à repousser le silence. Elle le défie. C’est le seul traitement que les survivant-es ont trouvé pour continuer leur route. Musique et paradis artificiels jusqu’à l’aube, histoire de retarder l’obscurité de la nuit.
Les paysages rwandais changent, les villes s’agrandissent et se modernisent, la vie continue et les questions restent. Enfants de bourreaux et de victimes se côtoient, les immeubles flambants neufs plongent peut-être leurs fondations dans des charniers… Gaël Faye veut chasser le silence des témoins et donner une chance aux jeunes qui n’y sont pour rien. Il ne s’agit ni de réconciliation, ni de guérison mais juste de pragmatisme : il faut vivre.
L’espoir a un prix : les plaies cicatrisent et l’horreur reste enfouie dans les plis de la terre rwandaise.
Sur l’auteur
Gaël Faye est un auteur-compositeur-interprète, écrivain et rappeur franco-rwandais né en 1982 au Burundi. Il fuit seul son pays natal à l’âge de 13 ans et se réfugie en France où il sera placé dans une famille d’accueil. Faye est un artiste polyédrique. Musique et littérature marquent sa jeune carrière. Il se fait notamment connaître avec son premier roman, Petit pays (2016), qui remporte plusieurs prix dont le Goncourt des lycéens. Ce texte autobiographique a été adapté pour le cinéma par Eric Barbier en 2020.
Jacaranda est le deuxième roman de Gaël Faye. Il fait écho à l’album musical, Mauve Jacaranda, sorti en 2022. Le livre a connu un succès immédiat dès sa sortie en septembre 2024.
Gaël Faye, Jacaranda, Paris, Grasset, 2024.
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Janique Perrin, Docteure en théologie, pasteure, responsable de la formation d’adulte francophone pour les Eglises réformées Berne-Jura-Soleur.
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