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Jacques Ellul et l’intelligence artificielle

Face à l’essor de l’Intelligence artificielle, Jacques Ellul nous met en garde contre l’illusion d’une technologie visant à imiter l’intelligence humaine. Dès 1988, il dénonçait l’ambiguïté du terme et la sacralisation du progrès technique qu’il manifeste. Son analyse nous invite à un regard critique et à une réappropriation éthique des outils technologiques. Une présentation de Frédéric Rognon.

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Plus de trente ans après sa disparition, Jacques Ellul (1912-1994), fort peu écouté de son vivant, si ce n’est ostracisé, est devenu aujourd’hui une référence incontournable pour toute réflexion sur la technique et les mutations qu’elle génère à tous les niveaux de nos modes de vie. La trajectoire de son œuvre s’apparente à celle de tous ceux qui n’ont eu que le tort d’avoir raison trop tôt. À l’heure de la montée en puissance de l’Intelligence artificielle, de l’accélération des processus de robotisation, et de la prolifération croissante des algorithmes, il n’est pas sans intérêt, en effet, de revisiter ses analyses.

L’« Intelligence artificielle » et le sens des mots

Jacques Ellul parle de l’Intelligence artificielle dès 1988, dans sa troisième grande œuvre consacrée au phénomène technicien (après La technique ou l’enjeu du siècle, 1954[1], et Le système technicien, 1977[2]) : Le bluff technologique[3]. Mais il mentionne cette expression émergente à l’époque pour la déconstruire, en en soulignant le caractère oxymorique :

« Un aspect de cet univers technicien qui n’est pas totalement sans intérêt, c’est l’impropriété des termes couramment employés, comme si le laxisme du vocabulaire compensait la rigueur sans faille de la technique. (…) Or, on ne peut employer ce terme devenu absolument courant d’Intelligence artificielle que dans la mesure où on procède à un réductionnisme de l’intelligence, et que l’on obéit à un mécanisme. D’un côté on se réfèrera aux systèmes experts, et je suis tout à fait d’accord que dans l’expertise pour un certain nombre de cas délimités et mathématisables, le système expert peut imiter une opération intellectuelle. Nous en verrons les limites plus tard. Mais l’abus commence à partir du moment où on prétend généraliser, assimiler les opérations informatiques à toute l’intelligence et où l’on présuppose que l’ordinateur pourra réaliser toutes les performances du cerveau.

« L’intelligence artificielle est “tout ce qui tend à faire reproduire par l’ordinateur ces comportements du cerveau humain” (M. Arvonny). Mais on reconnaît tout de suite qu’en pratique cela se ramène au système expert et l’on admet qu’il est difficile d’isoler ce qui est spécifiquement intelligence artificielle dans l’ensemble de l’industrie informatique. S’il s’agit d’enregistrer l’expérience acquise par certains experts et de la mettre à la disposition de tous, il n’y a là rien qui puisse être qualifié d’intelligence. Et quand on reconnaît que l’on est très loin de l’ordinateur qui parlera, écoutera et réfléchira comme un homme, j’accorde en échange que l’ordinateur effectue certaines opérations beaucoup mieux que l’homme. Les choses ne vont plus du tout quand on proclame d’une part que l’informatique, c’est la révolution (totale !) de l’intelligence (ce qui veut dire que l’intelligence humaine doit se plier à l’ordre informatique) et d’autre part que dans l’ordre de la pensée tout est possible pour l’ordinateur, aussi bien écrire (de lui-même) un roman de Proust que d’avoir des intuitions comme celle d’Einstein »[4].

Ainsi Jacques Ellul, avec la lucidité prémonitoire qui le caractérise, annonce déjà les apories d’aujourd’hui : parler d’Intelligence artificielle est un abus de langage, tant que l’IA ne sera pas en mesure de produire des œuvres originales telles qu’À la recherche du temps perdu, et même de faire l’expérience spécifiquement humaine de la « madeleine » de Proust. Cela tient à plusieurs facteurs : tout d’abord à l’incapacité de l’Intelligence artificielle de faire preuve d’imagination : or, « sans imagination, il n’y a pas d’intelligence, mais a priori, l’ordinateur est incapable d’imagination, du moins avec la dimension que lui ont donnée Sartre et Castoriadis »[5]. Ensuite, l’Intelligence artificielle ne peut intégrer la catégorie de l’impromptu : « Chaque intellectuel sait que parfois des idées surgissent, au sujet de questions que l’on n’avait pas travaillées, que tout à coup une sorte de vérité d’évidence vous illumine, travail secret de la pensée, idées à partir desquelles un exercice intellectuel rigoureux pourra se développer. Cela fait partie intégralement de l’intelligence, et l’ordinateur ne sera jamais saisi de ces impromptus, qui viennent d’un rêve, d’une rencontre dans la rue, d’un jeu de couleurs, d’une nostalgie ou d’une espérance. Tout ce que l’ordinateur est bien incapable d’enregistrer »[6].

Enfin, l’abus de langage tient également à ce que l’Intelligence artificielle est incapable de l’une des dimensions décisives de l’intelligence, à savoir la saisie globale d’une situation insécable : « Vous pouvez l’analyser, bien entendu, mais l’addition des unités de compréhension (ou de communication) à laquelle on arrive par l’analyse ne resitue en rien la globalité de la saisie intellectuelle. Cent notes de musique tapées séparément ne vous donnent pas une phrase musicale. Jamais l’ordinateur ne vous restituera le “phrasé” de l’intelligence globale. Et puisqu’il a été question de Proust, ceci conduit à poser une question très simple : croit-on qu’un ordinateur aurait pu écrire tout le développement de Proust sur ce qui est évoqué en lui par la “madeleine” ! Sans doute, il s’agit de souvenirs : ces souvenirs pourraient tous être stockés dans la mémoire de l’ordinateur, mais ils sont évoqués par une expérience que l’ordinateur ne peut pas faire, et ils sont ordonnancés, enchaînés, développés de façon totalement impossible pour l’ordinateur »[7].

D’où la conclusion définitive de Jacques Ellul : « Voilà pourquoi il est absurde de parler de l’“intelligence” artificielle »[8]. Ce qui nourrit la pensée humaine, c’est l’expérience du vécu, l’imaginaire, le mythe, l’intuition, les rêves, les peurs et les désirs : « Le cerveau humain peut bien être imité par l’ordinateur, mais ce qui reste, l’aléa, c’est que le cerveau humain n’est pas séparé du reste, il fait partie d’un corps, et ce sont les expériences de ce corps qui provoquent les réactions de ce cerveau et entraînent le processus rationnel dans telle ou telle direction »[9].

C’est la dimension désincarnée de l’Intelligence artificielle qui fait de celle-ci autre chose que de l’intelligence. Par définition, l’ordinateur n’est pas intelligent, au sens de l’intelligence humaine, et ne peut donc entrer en concurrence envers cette dernière. Et c’est l’ambivalence imposée au concept d’« intelligence » qui constitue le principal vecteur du « bluff technologique » : en établissant une analogie implicite entre l’intelligence humaine et une « Intelligence artificielle », on prépare les conditions d’une conformisation de l’homme à la machine : « Étant donné l’intelligence de l’ordinateur, comment éduquer l’homme pour qu’il y corresponde exactement ? »[10] Et la réponse s’impose : « Il faut apprendre à poser les problèmes autrement, dans le langage de l’ordinateur, et les résoudre de façon fort différente des procédés classiques. Il faut penser par algorithmes »[11]. Les éléments de langage autour du vocable banalisé d’« Intelligence artificielle » participent ainsi d’une technicisation accélérée, à outrance, de la totalité des dimensions de l’existence humaine. Tel est le verdict porté par Jacques Ellul, il y a près de quarante ans, sur l’idéologie de l’Intelligence artificielle, sur la « techno-logie », au sens de « discours sur la technique ». Ce discours n’est pas seulement idéologique, partial et orienté, occultant une bonne part de la réalité (selon l’acception classique de « l’occultation idéologique » de Karl Marx), il participe également d’un véritable mouvement dévotionnel, d’un geste de sacralisation de la technique, auquel doivent nécessairement communier nos contemporains.

L’« Intelligence artificielle » et le sacré technicien

« Ce n’est pas l’Intelligence artificielle qui nous asservit mais le sacré transféré à l’Intelligence artificielle ». Cette formule est la libre transposition d’une expression de Jacques Ellul concernant la technique. Dans Les nouveaux possédés (1973), le professeur de Bordeaux dit en effet : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique, qui nous empêche d’avoir une fonction critique et de la faire servir au développement humain »[12]. Il dit ensuite la même chose de l’État, de la sexualité, etc., qui nous aliènent dès lors qu’ils sont sacralisés. L’actualisation de l’analyse de Jacques Ellul, appliquée à l’Intelligence artificielle, se justifie d’autant mieux que celle-ci correspond exactement à ce qu’il prévoyait comme exacerbation démesurée de la technique, qui bouleverse nos façons de vivre, de travailler, de consommer, d’être en relation les uns avec les autres.

Évitons néanmoins un quiproquo trop fréquent au sujet de Jacques Ellul, dont la pensée est toujours plus complexe et subtile que ce que l’on veut bien en retenir. Dire que ce n’est pas la technique qui nous asservit mais sa sacralisation, cela ne signifie pas que la technique soit neutre ! Trois positions classiques se présentent en effet à nous : soit la technique est bonne en soi (c’est la vision des transhumanistes), soit elle est mauvaise en soi (c’est le point de vue des nostalgiques de l’époque pré-industrielle), soit elle est neutre. Cette dernière position est partagée par de nombreux intellectuels et par une grande partie de l’opinion. La thèse de la neutralité de la technique consiste à considérer qu’elle est sous notre emprise, et qu’en fonction de notre conscience morale, nous pouvons en faire un usage constructif ou destructeur, modéré et rationnel ou démesuré et déraisonnable. Aussi pourrions-nous rester maîtres de l’Intelligence artificielle, et l’utiliser au service du bien commun et des intérêts de l’homme. Or, Jacques Ellul ne cesse de contester cette illusion.

Pour lui, la technique n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ! Alors, que reste-t-il ? Elle est ambivalente. Cela signifie que toute innovation technique produit en même temps, et de façon indissociable, des effets positifs et des effets délétères. Et que par conséquent nous ne pouvons conserver les premiers sans subir les seconds. Pas d’électricité d’origine nucléaire sans déchets à enfouir, pas d’ordinateur à la mémoire prodigieuse sans addictions dévastatrices, pas d’allongement de l’espérance de vie sans situations tragiques de dépendance, etc. Et il en ira probablement de même avec l’Intelligence artificielle : on ne saurait bénéficier de ses services pour améliorer notre confort quotidien, sans pâtir de la destruction massive d’emplois, de la déshumanisation des relations interpersonnelles, et peut-être demain du remplacement de l’homme par la machine.

L’analyse de Jacques Ellul est en effet implacable : ce n’est pas la technique qui nous asservit mais sa sacralisation, et cependant celle-ci est inévitable ! C’est ce qu’il précise dans une note en bas de page, immédiatement après l’analyse énoncée ci-dessus : « La technique étant ce qu’elle est, ce sacré est inévitable, impossible à récuser. L’homme n’est absolument pas libre de sacraliser ou non la technique : il ne peut pas s’empêcher de reconstruire un sens de la vie à partir d’elle »[13]. Nous n’aurions jamais mis au point l’Intelligence artificielle si nous ne placions en elle nos désirs les plus archaïques, nos espérances les plus profondes. Car elle est, de part en part, religieuse, dévotionnelle, sacrale.

Cette thèse de la sacralisation de la technique, et partant, a fortiori, à cette exacerbation hyperbolique du processus technicien qu’est l’Intelligence artificielle, repose sur un présupposé anthropologique : l’être humain est un homo religiosus. Il ne peut rigoureusement pas s’empêcher ou s’arrêter de croire. Or, la technique, qui est son œuvre, a eu pour effet majeur de désacraliser le monde, de désenchanter l’univers. La science tend à tout expliquer, et la technique à tout maîtriser, ne laissant plus de place au mystère ou à l’insaisissable. Mais ce que constate Jacques Ellul en observant l’évolution de nos sociétés et de nos représentations depuis plusieurs siècles, c’est que l’homo religiosus que nous sommes a réinvesti de sacralité le vecteur de désacralisation lui-même qu’est la technique. C’est ce geste de recharge religieuse dont bénéficie l’outil le plus antireligieux, car le plus rationnel, qui rend compte de l’érection de l’« Intelligence artificielle » à un statut d’instance transcendance pourvoyeuse de salut.

L’« Intelligence artificielle » comme parangon du phénomène technicien

L’« Intelligence artificielle » n’est évidemment apparue d’un coup, sans prodromes, dans un ciel vierge de toute condition favorable. Elle n’est que la poursuite et l’intensification, on pourrait même dire l’exaspération paroxystique, du phénomène technicien tel qu’il se déploie depuis la révolution industrielle. Il importe donc, pour mieux en appréhender les enjeux, de nous mettre à l’écoute de ce que Jacques Ellul nous dit de la « Technique » en tant que telle.

Pour Jacques Ellul, le fait technique est l’élément déterminant de notre société moderne : il est « l’enjeu du siècle »[14], comme l’économie l’était au XIXe siècle. La technique, en effet, ne se limite pas à la production, mais recompose tous les autres aspects de la vie – le langage, les relations, les représentations, les valeurs et les goûts –, et remodèle peu à peu l’homme lui-même. La technique est « un ensemble de moyens gouvernés par la recherche de l’efficacité », elle est la préoccupation de « rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace »[15]. La technique est devenue un « milieu », le nouveau milieu de l’homme. Tous les aspects non techniques du mode de vie de l’homme sont transformés en activités techniques (par exemple la politique, l’art ou les loisirs). Comme nous l’avons vu, la technique n’est ni bonne, ni mauvaise en soi, ni neutre, mais toujours ambivalente : elle produit simultanément et nécessairement des effets bénéfiques et des effets dévastateurs, et l’on peut absolument pas garder les premiers sans subir les derniers.

Il est essentiel de distinguer « la technique » et « les techniques ». L’homme a toujours vécu avec des techniques, c’est-à-dire des outils qui médiatisaient son rapport au milieu naturel, et il les mettait à son service afin de s’émanciper peu ou prou des contraintes de ce milieu. Un saut qualitatif s’est produit au milieu du XXe siècle : désormais, c’est l’homme qui est au service de la technique. En effet, la thèse la plus scandaleuse (et inaudible dans les années cinquante) que soutient Jacques Ellul, est celle de l’auto-accroissement de la technique : la technique s’engendre elle-même, perdant toute finalité, elle progresse désormais sans intervention décisive de l’homme. Chaque innovation technique porte en elle les conditions de réalisation nécessaire de l’innovation suivante. On fait quelque chose parce qu’on peut le faire, et non plus en vue d’une fin au service de l’homme (de son bonheur ou de sa liberté). Telle est la loi de Gabor, du nom du physicien hongrois Dennis Gabor (1900-1979), techno-critique et prix Nobel de physique en 1971 : « Tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé ». La loi de Gabor régit notre société technicienne, associée à une autre loi, celle de Larsen, du nom du physicien danois Søren Larsen (1871-1957) : « Les problèmes générés par la technique seront toujours réglés par des solutions techniques, qui, en raison de l’ambivalence de la technique, poseront elles-mêmes de nouveaux problèmes, etc. » Le recours à la climatisation pour tempérer les effets de la canicule, tout en l’accélérant dans le même mouvement, est un exemple emblématique qui illustre parfaitement la loi de Larsen et son corollaire, l’ambivalence intrinsèque du phénomène technicien.

Ainsi, la technique est-elle devenue autonome, y compris à l’égard de l’économie : on se lance dans la conquête spatiale alors que c’est un gouffre financier, tout simplement parce qu’on peut le faire. Elle est autonome à l’égard de la politique : les USA et l’URSS suivaient les mêmes orientations fondamentales de la croissance effrénée et du pillage de la planète, avec des régimes politiques et économiques radicalement différents ; c’est pourquoi, sans craindre d’être inaudible, après l’élection présidentielle de 1981et l’alternance qui s’ensuivit en France, Jacques Ellul affirmera que : « Rien d’important ne s’est passé le 10 mai dernier »[16]. La technique a également pris son autonomie l’égard de la morale et des valeurs spirituelles : elle est devenue elle-même le bien et le sacré, puisque l’efficacité est aujourd’hui la norme absolue, puisque, comme on l’a vu, le vecteur de désacralisation du monde qu’est la technique étant désormais lui-même investi de sacralité. Nous vivons dans un monde idolâtre envers la technique, étant donné que les hommes la servent dévotement au lieu de s’en servir. La révolution informatique a accéléré le mouvement du progrès technique en raison de son caractère systémique : la société technicienne est un système, toutes les techniques sont mises en réseau, de sorte qu’une innovation dans un domaine entraîne une innovation ailleurs, accélérant encore le processus d’accélération lui-même, mais une catastrophe (une panne, un accident, un attentat, une guerre) a aussi des effets en chaîne, risquant de paralyser le système entier. Le caractère systémique de la technique fait de la société technicienne un colosse aux pieds d’argile.

Selon Jacques Ellul, la politique est une illusion : la scène politique n’est plus qu’un spectacle, les hommes et les femmes politiques sont des acteurs en représentation et non des décideurs, les décisions se prennent ailleurs, dans les cabinets d’experts et de techniciens, et la politique est devenue elle-même une technique de conquête du pouvoir et de réélection. Les hommes et les femmes politiques ne maîtrisent plus rien, et par conséquent nous non plus d’ailleurs qui croyons les contrôler par le jeu démocratique. La politique est donc une double illusion[17].

La société technicienne constitue pour l’homme une perte considérable de liberté : les contraintes de la vie quotidienne sont infiniment plus grandes qu’avant la révolution industrielle. La servitude que représente le choix de l’énergie nucléaire, par exemple, avec les risques incalculables pour les générations futures, illustre cette orientation vers la dépendance absolue. La liberté ne consiste plus qu’à choisir entre des objets techniques et d’autres objets techniques, et non entre ces objets et la possibilité de s’en passer et de vivre aussi bien. Mais pour masquer cette perte de liberté, il faut exalter la puissance inouïe de l’homme d’aujourd’hui, en appelant cette puissance « liberté ». C’est le principe de la « propagande horizontale »[18] : le conditionnement de l’homme pour l’adapter à un monde qui ne peut que le rendre malheureux. Nous subissons à cet effet un déluge ininterrompu d’informations, que nous sommes incapables de trier : nous demeurons en état de stupeur et de fascination dans ce monde d’images virtuelles, perdant toute maîtrise sur notre vie. L’homme moderne est subjugué, hypnotisé, et dépossédé de lui-même[19]. Ce processus de fascination corrobore la thèse de la dimension sacrale de la technique. On connaît la fameuse citation (par ailleurs apocryphe) d’André Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Jacques Ellul, en une formule saisissante, paraphrase et subvertit la parole de Malraux dans un sens dramatique : « Le XXIe siècle sera religieux et, de ce fait, il ne sera pas »[20]… ! Gageons que, sur ce point, la Cassandre Ellul se sera trompée, ou plus exactement que cette prophétie de malheur ne se réalisera pas parce que les hommes auront eu la sagesse de l’entendre…

Pistes en guise de non-conclusion : quelles issues ?

Le jugement porté par Jacques Ellul sur la technique, et partant sur son expression la plus exacerbée qu’est l’« Intelligence artificielle », s’avère singulièrement sévère. Elle ne le conduit cependant pas à une posture de stérile protestation ni de résignation. Si, en effet, l’aliénation technicienne qui atteint son acmé dans l’« Intelligence artificielle » relève pour l’essentiel de la sacralisation, l’issue que dessine Jacques Ellul se situe logiquement du côté de la profanation. Une seule issue pour sortir de cette aliénation : la profanation de l’Intelligence Artificielle au nom du Dieu vivant. Il s’agit de transgresser la loi de Gabor et celle de Larsen, de résister à l’emprise de la technique, et notamment de l’« Intelligence artificielle » sur nos vies, de désacraliser les outils qui nous fascinent, afin de les ramener à ce qu’ils sont : des outils, c’est-à-dire des moyens au service d’une finalité que nous décidons nous-mêmes. Sans cette ressaisie radicale de notre existence, et disons-le clairement avec les mots de Jacques Ellul, sans cette conversion, seule porteuse d’espérance, notre planète ne pourra aller que vers un chaos généralisé, vers une tragédie globale. C’est sa foi en Jésus-Christ qui le conduit non seulement à refuser toute forme de salut de la part de la technique, mais aussi à affirmer la permanence d’une espérance qui affermit les engagements de résistance.

Tel est en effet le seul lieu d’où peut s’opérer la désacralisation nécessaire : depuis la foi au Dieu de Jésus-Christ. Ce geste ne peut en effet advenir des seules forces humaines, corsetées par le Système technicien qui tend toujours plus à se refermer. Il ne peut surgir qu’en s’appuyant sur un Dieu qui est extérieur à ce Système, puisqu’il est le Tout-Autre et qu’il est créateur, mais plus précisément sur un Dieu à la fois transcendant et incarné, puisqu’en tant que Tout-Autre, il s’est néanmoins fait homme en Jésus-Christ, et nous a rejoints au cœur même de notre réalité. C’est ce mouvement entre transcendance et incarnation, spécifique du Dieu des chrétiens, qui nous permet de prendre le recul nécessaire à la désacralisation de la technique, et notamment de l’« Intelligence artificielle ».

Jacques Ellul précise sa pensée à ce sujet, en introduisant le concept de « non-puissance »[21]. La non-puissance n’est pas l’impuissance. Nous avons affaire ici à une dialectique à trois termes : puissance / impuissance / non-puissance. La puissance est la capacité de faire quelque chose, l’impuissance est l’incapacité de le faire, et la non-puissance est la capacité de le faire et le choix de ne pas le faire. Or, le Christ est le modèle de la non-puissance : en tant que Dieu tout-puissant, il aurait pu faire beaucoup plus que ce qu’il a fait. Mais s’il a accompli des miracles, il a aussi refusé d’en faire lorsqu’on lui a demandé d’en réaliser par pure manifestation de puissance. Il n’a accompli de miracles qu’en lien avec la vie et l’amour, pour guérir, pour nourrir, pour sauver. De même, il aurait pu échapper à son arrestation, à la souffrance et à la mort, mais il ne l’a pas fait, préférant se soumettre à son Père. En tant que disciples du Christ, les chrétiens sont donc invités à le suivre sur un chemin de non-puissance : ne pas faire tout ce qui est à leur portée, mais discerner parmi tous les possibles ce qui est connecté à la vie et à l’amour. Et donc profaner la loi de Gabor, et désacraliser l’« Intelligence artificielle ».

Si Jacques Ellul est parfois considéré comme un prophète, il s’agit d’un prophète qui, à l’instar du personnage biblique de Jonas, annonce les catastrophes afin que ceux qui l’écoutent se ressaisissent et se convertissent, et que ces catastrophes ne surviennent finalement pas. Tel est le lot paradoxal du véritable prophète : s’il est écouté, ses prophéties ne se réalisent pas ; et s’il ne l’est pas, il sera alors trop tard pour le reconnaître comme un prophète, comme une voix si précieuse qui n’avait que le tort rédhibitoire d’avoir eu raison avant tout le monde.

Frédéric Rognon[22]

Pour d’autres contributions sur l’apport de l’oeuvre de Jacques Ellul a une pensée critique de l’intelligence artificielle, vous pouvez également lire les textes de Lionel Thébaud sur Forum Protestant (Réflexions sur la technique à partir d’une lecture personnelle de Jacques Ellul) et de Gabriel Azaïs sur le magazine indépendant et en libre accès Lundimatin (L’intelligence artificielle, ou la fin de la technique).

Cet article fait partie d’une série d’articles du Centre de Compétence pour la Théologie et l’Éthique de l’EERS sur les enjeux liés à l’intelligence artificielle et au développement de la sphère digitale.

Notes

[1] Voir : Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Economica (coll. Classiques des sciences sociales), 2008.

[2] Voir : Jacques Ellul, Le système technicien (1977), Paris, Le Cherche Midi (coll. Documents), 2012.

[3] Voir : Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Hachette (coll. Hachette Littératures), 1988.

[4] Ibid., p. 308-309.

[5] Ibid., p. 312-313.

[6] Ibid., p. 313.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 315.

[10] Ibid., p. 691.

[11] Ibid.

[12] Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 316.

[13] Ibid.

[14] Voir : Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit.

[15] Ibid., p. 18-19. Voir aussi : Jacques Ellul, Le système technicien, op. cit., p. 37-38.

[16] Jacques Ellul, « D’une élection à l’autre : Rien d’important », in Le Monde, 27 mai 1981, p. 2.

[17] Voir : Jacques Ellul, L’illusion politique (1965), Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon n°214), 2004.

[18] Voir : Jacques Ellul, Propagandes (1962), Paris, Economica (coll. Classiques des sciences sociales), 1990, p. 94-98.

[19] Voir : Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 579-683.

[20] Jacques Ellul, La foi au prix du doute : « encore quarante jours… » (1980), Paris, La Table Ronde (coll. Contretemps), 2006, p. 166.

[21] Voir : Jacques Ellul, Théologie et technique, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 221-222, 310-328 ; Éthique de la sainteté, Lyon / Genève, Olivétan / Labor et Fides, 2024, p. 870-875, 882, 890.

[22] Professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, auteur notamment de : Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, Genève, Labor et Fides (coll. Le champ éthique n°48), 2007¹, 2013² ; Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Genève, Labor et Fides, 2012 ; Le défi de la non-puissance. L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, Lyon, Éditions Olivétan, 2020 ; Jacques Ellul. Exister c’est résister, Maisons-Laffitte, Éditions Ampélos, 2022 ; Pour comprendre la pensée de Jacques Ellul, Lyon, Éditions Olivétan, 2022 ; Jacques Ellul aujourd’hui. Générations Ellul – Volume 2, Genève, Labor et Fides, 2022 ; Prier quinze jours avec Jacques Ellul. Théologien de l’espérance, Paris, Nouvelle Cité, 2023 ; Face aux défis écologiques et technologiques. L’éthique de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau (Frédéric Rognon et Jacob Marques Rollison dir.), La Murette (38), R&N Éditions, 2024.

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Auteur

Frédéric Rognon

Frédéric Rognon

Professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg

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