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La démocratie sans emprise

Dans cet essai paru en 2025, la philosophe française, connue pour sa défense de la cause animale et son travail sur l’éthique écologique approfondit sa réflexion développée dans son essai précédent sur l’espérance (2023) et propose une approche originale de la politique, basée sur la psychologie. Elle analyse le fascisme comme une relation d’emprise entre un dirigeant et un peuple. Pour s’en défaire, la démocratie doit se baser sur des citoyens capables, psychiquement, d’accepter l’inconnu et d’être présents au monde qui les entoure.

Corine Pelluchon constate la montée du fascisme et des idées d’extrêmes-droites. Si le sentiment d’insatisfaction, le malaise généralisé et la nécessité de trouver des solutions est largement constaté, les solutions à choisir divisent toujours. Pour la philosophe, l’une des solutions pour sortir de l’impasse est « la considération », « qui suppose de se connaître et être vulnérable et conduit à se sentir relié aux autres comme au monde commun » (p. 26). En parallèle elle estime essentiel de « cesser de fermer les yeux sur les pathologies de la domination dont souffrent certaines personnes et ne plus leur confier des responsabilités si nous voulons éviter qu’elles n’empoisonnent les institutions et ne détruisent un pays. » (p. 29)

La spécificité de la haine d’extrême-droite

Dans un second chapitre, l’autrice explicite la spécificité de la pensée d’extrême-droite, avec un regard psychologique : le leader d’extrême-droite sait « créer de la proximité avec ceux qu’il souhaite convertir à sa cause », en recherchant cette adhésion « affective », il détourne l’attention de l’analyse objective des faits, désigne des coupables faciles et « libère ainsi les sentiments refoulés des individus en dirigeant leurs pulsions destructrices vers des boucs émissaires » (p. 41). C’est bien d’une « psychanalyse à l’envers » – titre de ce chapitre – qu’il s’agit, une manière qui a l’apparence de s’adresser aux problèmes, mais qui en réalité ne fait que proliférer la haine et la division. Une logique qui s’explique par le narcissime de dirigeants – qui comblent leurs failles affectives par la conquête d’un pouvoir – et la désubjectivation des individus, aliénés, stressées, « impuissantes et insécures » (p. 38) par le rythme de vie moderne, et le bouleversements actuels – technologique et climatiques. Pour sortir de cette logique, Corine Pelluchon estime que la démocratie a besoin d’individus solides psychiquement « qui atteignent un niveau de développement affectif et mental » (p. 47) capables de les mettre à l’abri de l’emprise.

Le fascisme et l’emprise

Dans ce troisième chapitre, sans doute le plus fascinant, Corine Pelluchon explique le fascisme comme une relation d’emprise entre un dirigeant et un peuple. Il repose sur « une blessure narcissique, des frustrations, une peur d’être envahi ou détrôné et c’est cette terreur que la xénophobie va combler » autrement dit le fascisme est une réaction irrationnelle, un sentiment de peur « d’individus qui ne parviennent pas à s’épanouir », qui n’acceptent pas « le manque et les limites », et qui retournent contre les autres leur sentiment d’impuissance. (p. 67-68). Ces manques et ces peurs seront justement exploitées par un leader fasciste, qui établira une « soudure narcissique » (p. 72) avec son peuple. Dans un parrallélisme vertigineux Corine Pelluchon met en parallèle la relation d’emprise qui s’établit entre un peuple et son dirigeant fasciste avec celle d’une femme sous emprise dans une relation de couple : les mêmes mécanismes d’insécurité, de besoin de validation, de séduction et de survalorisation sont à l’œuvre, menés par un manipulateur pervers. Comme une femme abusée, le peuple découvrira qu’il est trompé, mais trop tard, victime au fil du temps d’une lente colonisation intérieure, « une infiltration conduisant à s’emparer du psychisme de l’autre » (p. 79). Surtout, cette colonisation intérieure conduit au rejet de l’autre, en particulier les faibles et les bouc émissaires, qui est toujours un rejet de soi. « Il y a un jeu de miroir entre l’agresseur et l’agressé, comme entre les militants d’extrême-droite et ceux sur lesquels ils reportent leur peur du déclassement » (p. 86)

Maturité psychique

Cette logique de domination se comprend comme un Schème, c’est à dire une situation où « les structure sociale et économiques et le psychisme sont liés et se renforcent mutuellement » (p. 111). L’enjeu est donc de sortir de cette logique, défi auquel Corine Pelluchon s’attelle à partir du quatrième chapitre, Les gardiennes de la démocratie. Elle insiste notamment sur la nécessité d’avoir une population dotée d’une « maturité psychique », qui suppose d’avoir le sens de la mesure » (p. 111), rappelle l’importance de la subjectivation « pour plus d’authenticité et s’arracher à un mouvement aliénant », la nécessité de sortir du conformisme social, et le rôle essentiel de la transcendance « qui modifie mes représentations, ce à quoi j’accorde de la valeur, mes affects, mon comportement », l’approfondissement de la connaissance de soi, la reconnaissance de l’interdépendance entre les vivants qui élargit la subjectivité. Vaste programme qui constitue bien une « révolution anthropologique » (p. 113-115) et qui implique de nouvelles valeurs et représentations. Par exemple, la convivance « qui suppose de se situer dans une société en se demandant ce que compte tenu de sa situation, ses préférences et son talent on peut faire pour vivre bien ou le moins mal possible avec les autres dans des institutions justes et non humiliantes » (p. 116).

Considération versus déni du réel

Dans un avant-dernier chapitre, l’autrice développe ce que pourrait être une « politique de la considération », autrement dit un système politique qui « prenne sa source dans l’expérience charnelle de notre immersion dans le monde commun », tienne compte des interdépendances et des liens indispensables entre humains et avec le vivant (p. 130). Pour la penseuse, il ne suffit pas de prendre actes de l’existence de ces liens, mais bien de partir du fait que la planète est abîmée, les limites écologiques franchies, la vie humaine menacée, « l’effondrement déjà en cours » (p. 133). C’est en partant de notre « finitude » que peut se développer une politique qui ne fonctionne pas sur la domination. Car pour la philosophe, cette quête effrénée de pouvoir, de compétition, est aussi et toujours une forme de déni de la mort et du réel. A l’inverse, elle fait l’éloge de l’incertitude et de toute ce qui est propre à la condition humaine. Raison pour laquelle, « l’existentialisme écologique est un humanisme : c’est en visant le plein développement moral et psychique de l’être humain que nous parviendrons à promouvoir un modèle de développement plus juste. » (p. 148)

Enfin dans un dernier chapitre, véritable ode à la vie et aux vies futures, l’autrice développe la notion de puissance du féminin – et non des femmes, même si elles en sont souvent les incarnations – nécessaire pour faire naître cette démocratie sans emprise, mais qui n’est pas simple à atteindre et demande de l’endurance. Elle y distingue notamment la puissance et la force, car « la première se nourrit à une source différente (…) La puissance intensifie l’existence, elle a cette incandescence qui rappelle la joie spinoziste : l’amour du monde et de ce qui nous échoit naît de l’amour du tout. » (p. 177) Pour construire un monde où la singularité de chacune et chacun soit respecté, Corine Pelluchon préconise « la gratitude pour le donné. » (p. 185)

Remarquablement bien construit et aisé à lire, cet essai propose un regard nouveau, éclairant, et des distinctions utiles sur des phénomènes par rapport auxquels on se sent tous impuissants collectivement (montée de l’autoritarisme, discours empreints de syllogismes, peur irrationnelles, désespoir face aux catastrophes écologiques, culture de la guerre…) Sans jamais nommer Trump, le masculinisme, le virilisme, l’autrice démonte des mécanismes puissants aujourd’hui à l’œuvre. Ses proposition ancrées dans le réel, le lien, la prise en compte des vulnérabilités, mais aussi ancrées dans une transcendance ne sont pas éloignées des pistes écoféministes – et chrétiennes. Avec une spécificité : un accent mis sur les enfants, les nouveaux-nés, la promesse qu’ils incarnent d’un monde toujours renouvelé, donc ouvert et en création permanente.

Camille Andres

Corine Pelluchon, La démocratie sans emprise ou la puissance du féminin, collection Bibliothèque, Edition Rivages, 2025.

 

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