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La HET-Pro, les Églises et la théologie : un débat manqué

Le débat sur la Haute école de Théologie (HET-Pro) de Saint-Légier refait surface avec une accusation de « radicalisation ». En jeu : la place de cette institution dans le paysage universitaire et ecclésial suisse, son orientation théologique-confessionnelle et la formation des futurs ministres des Églises réformées. Cet article essaie de démêler certains des enjeux soulevés par la polémique. 

Un débat qui dure 

Un article de 2015 présentait deux des principales tensions en jeu : d’abord (a) le positionnement de la HET-Pro rapport aux facultés des universités de Lausanne et de Genève : concurrence ou complémentarité ? ; ensuite (b) l’orientation évangélique caractéristique de l’école peut-elle coexister avec la tradition réformée dans un cadre pluraliste? Actuellement se rajoute une troisième tension, liée au manque de relève pastorale : (c) faut-il privilégier la forme classique du ministère pastoral et le parcours de formation qui lui correspond ou aller dans le sens d’une diversification des professions et des parcours ?  

Alors que l’institution se trouve maintenant dans la phase d’examen pour son accréditation éventuelle par la Conférence suisse des hautes écoles, un article de l’agence de presse Protestinfo paru dans Le Temps (19 janvier 2025) lance la polémique en alertant sur la « radicalisation » qui serait à l’œuvre dans l’institution.  

À l’origine de ces articles se trouve une publication du professeur honoraire Pierre Gisel dans la Revue en open access ThéoRèmes (vol. 21, 2024) : « Un lieu de radicalisation intra-protestant : La HET-Pro de Saint-Légier (Suisse, VD), ses visées et le contexte de sa naissance ». Ce texte est publié dans le cadre d’un dossier qui thématise les relations entre théologie et société, en soulignant la question du public de la théologie et l’enjeu de formes nouvelles de la théologie, par-delà l’opposition binaire entre une théologie confessionnelle et une théologie non-confessionnelle, de facture académique (Cf l’Éditorial de Anthony Feneuil et Rachel Sarg).

L’article publié dans Le Temps génère la polémique, en interpellant directement les différents acteurs du milieu ecclésial et académique. L’émission Forum (25 janvier 2025) et le 19h30 (28 janvier 2025) diffusent l’information dans la sphère publique. Une réponse a été formulée de la part de la HET-Pro, accessible sur son site internet, offrant une contre-analyse à celle de Gisel. Deux autres articles ont été publiés, mettant en cause la perspective critique indiquée dans l’article initial : l’une discute le « monopole » des facultés (Interview de Jean-Baptiste Lipp), l’autre une forme d’intolérance malheureuse au sein d’un conflit intra-protestant récurrent (billet d’opinion de Jacques-André Haury). 

Un élément m’a sauté aux yeux en parcourant ces textes. Si l’on compare l’article original de Pierre Gisel et les articles publiés dans la presse romande, on remarquera que les différents auteurs ne se parlent en fait pas du tout. Il m’a semblé intéressant de relire cette polémique en mettant un peu de l’ordre dans les perspectives.  

La « radicalisation » des uns et des autres 

L’évocation de la « radicalisation » dans l’article publié dans Le Temps relève de l’accusation : elle met en question la crédibilité de la HET-Pro, l’intention affichée de ses promoteurs, ainsi que la crédibilité des Églises réformées qui pourraient reconnaître une validité à ces cursus pour certains de leurs métiers. L’usage du terme « radicalisation » dans ce contexte est grave. Les lecteurs et lectrices y projetteront des problématiques d’ordre sécuritaires : celles relatives au développement des sectes, à la déstabilisation politique et sociale générée par l’alliance entre traditions religieuses et extrême droite et aussi à la lutte contre le terrorisme. 

L’article de Gisel travaille pour sa part sur une compréhension plus large de la « radicalisation ». Dans le contexte de l’article publié dans ThéoRèmes, il y a « radicalisation » « lorsqu’on se concentre sur une vérité valant pour elle-même, détachée du culturel de tous. » (§ 49). « Radicalisation » désigne donc d’abord une manière de se rapporter à la vérité, de la mobiliser et de la mettre en scène : « En matière de religion, la radicalisation conduit à mettre en avant des justifications en renvoyant à ce qui serait un fondement valant pour lui-même et à construire une histoire comme suite qui en dépendrait ou qu’il commanderait, une suite en principe continue sauf déviations ou infidélités justement. » (§ 50). Il y a « radicalisation » lorsque la vérité est isolée de la culture, en étant par exemple placée à un hypothétiquement fondement.  

La « radicalisation » dans cette perspective n’est donc pas forcément violente. Il y a radicalisation dès que la vérité dont on se revendique est coupée du monde commun, de la culture au sens général – une préoccupation traitée régulièrement par Gisel (1). À ce titre, Gisel considère la théologie de Karl Barth comme porteur d’une « radicalisation » (2), même si elle est d’un autre type que celle qu’il dit observer dans l’évangélisme et le salafisme par exemple.

La « radicalisation », tel qu’elle est thématisée par l’article publié dans Le Temps active d’autres préoccupations que celles que discute Gisel. Ceci se constate dans les différentes réponses qui suivent l’article initial: les différents acteurs n’adressent jamais les mêmes enjeux, ne se parlent pas. La contre-analyse proposée par la HET-Pro ne discute par exemple pas du tout le concept de « radicalisation » mobilisé par Gisel, mais reste sur le terrain de la polémique suscitée par l’article du Temps. Il faut aussi souligner que la communication semble ratée dans une autre direction : Gisel souhaite interpeller toutes les organisations religieuses sur le rapport à la vérité dont elles se réclament – interpellation qui a manqué son but.  

Que les évangéliques soient interpellés semble assez clair. Mais ce qui ne semble pas avoir été perçu, c’est que le texte de Gisel lance également une remise en question profonde de l’ecclésiologie luthéro-réformée. Il interpelle non seulement les Églises évangéliques par rapport aux tendances fondamentalistes qu’elles peuvent abriter, mais aussi les ecclésiologies christocentriques, comme celle de la communion des Églises Protestantes d’Europe, ou les nombreuses tentatives contemporaines (germanophones) d’articuler l’ecclésiologie à partir de la Communication de l’Évangile. À bien lire Gisel, elles aussi sont « radicalisées ».

(1) Voir à titre d’exemple Pierre Gisel, Philippe Gonzalez & Isabelle Ullern, Former des acteurs religieux, Labor et Fides, 2022, pp. 297-306 (voir notre recension) Pierre GiselSortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2017, pp. 30-40 ; voir aussi  (2)  Cf. Par-delà les replis communautaristes. Retours sur le religieux, le commun et le politique, Paris, Hermann, 2023, pp. 185-191.

Des préoccupations qui s’ignorent 

Les différents articles publiés dans Le Temps embrayent sur la question de la formation au ministère pastoral / aux métiers d’Église. Quelles sont les filières légitimes ? Qu’est-ce qui est nécessaire à la formation d’un ministre en Église ? En creux : quelle théologie est compatible avec le travail au sein des Églises réformées ? Les différents articles mettent en évidence un champ de tension autour de la place de la théologie dans les Églises réformées : (a) sa fonction de régulation au sein de l’Église réformée, (b) la fonction légitimatrice du cursus universitaire en théologie pour le ministère pastoral dans ces Églises, (c) les contours du pluralisme théologique propre aux Églises multitudinistes.  

La question de la pertinence du cursus universitaire par rapport aux attentes et besoins liés à la pratique du ministère (articulées aujourd’hui en termes de compétences) ne date pas d’hier. C’est un débat constant dans le protestantisme luthéro-réformé depuis la refondation des universités et de la théologie académique au 19e siècle. Doit-on privilégier un cursus qui s’organise en fonction de la liberté académique ou favoriser des formations plus directement orientées vers la pratique ecclésiale ? La polémique actuelle n’est qu’une étape dans une histoire au souffle long.  

Ces questions ne sont pas directement celles de l’article de Gisel. Sa préoccupation porte sur la forme du religieux dans la société contemporaine et sa capacité à s’articuler au monde commun, tout en préservant l’effet de décalage qui lui est propre. Le christianisme est un terrain qui lui permet de déployer sa réflexion et la HET-Pro un cas qui exemplifie, selon lui, des tendances plus générales. Mais la formation des ministres de l’Église réformée n’est pas le sujet premier de son article, ni le lien entre Églises et facultés – il le devient secondairement dans le contexte de la polémique suscitée par l’article du Temps 

En même temps, les horizons invitent à se confondre. Le fait que Gisel ait lui-même été à un moment donné de son parcours un acteur important de la politique facultaire, ainsi qu’une personnalité publique significative autour de la question du religieux dans le canton de Vaud n’y est pas pour rien (3). Cette confusion se cristallise dans le fait que ce sont les facultés qui se trouvent interpellées dans la suite de la polémique (Jean-Baptiste Lipp), alors qu’elles-mêmes ne se sont pas du tout prononcées quant à l’éventuelle « radicalisation » qui serait à l’œuvre dans la HET-Pro.

(3) Les disputes autour de la refonte des facultés ont été documenté avec précision par Gisel dans Traiter du religieux à l’université. Une dispute socialement révélatrice, Antipodes, 2011.  

Un terrain à investir autrement 

Cette situation a quelque chose de profondément agaçant. La polémique actuelle témoigne de multiples occasions manquées, et d’un travail collectif qui n’arrive pas à démarrer.   

D’une part parce que la question du rapport des Églises réformées à la société est une question sérieuse, qui concerne leur forme organique et institutionnelle, ainsi que leur rapport à la vérité et la manière de lui donner forme. Fondamentalement il en va de la manière dont les Églises et leurs acteurTrices se positionnent au sein d’une société pluraliste qui doit faire face à des défis importants (culturels, sociaux, politiques, économiques, environnementaux). C’est une question qui touche toutes les communautés religieuses aujourd’hui, mais qui présente un défi singulier pour les Églises réformées par leur héritage propre d’institution étatique et majoritaire. On ne se défait pas si facilement des attavismes d’une position dominante – et encore moins si on profite de ses dividendes. Cette situation implique un examen critique des réflexes intellectuels et pratiques sédimentées dans la pratique ordinaire des Églises réformées, notamment de leur théologie. La polémique actuelle fait écran de fumée par rapport à cet enjeu. 

Autre point : la question de la forme à venir de la théologie est une question sérieuse, touchant au cœur de l’organisation du travail au sein de l’Église réformée. Une approche de la théologie qui dépasse les paralysies dont témoigne la polémique en cours impliquerait un travail critique sur la fonction de légitimation de la théologie pour les Églises réformées, à partir de la manière dont la théologie s’opère concrètement. Un tel travail ne devrait pas seulement viser à déconstruire les discours, attentes et projections, mais devrait se faire en vue de la reconnaissance d’autres formes de la pratique théologique, dans la sphère publique, comme dans le contexte ecclésial et le cadre académique (4).

(4) Je vois la promesse de telles formes dans l’essai de Raphaël Picon, Tous Théologiens (Van Dieren, 2023), ainsi que dans les travaux de Sabrina Müller sur une théologie vécue (TVZ, 2019).   

* 

La polémique actuelle parasite une discussion qui gagnerait à se déployer avec plus d’ampleur. Pour que cette discussion puisse se tenir de manière féconde, large et généreuse, la « théologie » (le mot, ce que l’on projette sur lui, les pratiques et expériences qu’on y associe) devrait passer par une cure de désintoxication. Une avancée aura peut-être lieu lorsque les différents acteurs cesseront de s’interpeller mutuellement sur des questions qu’ils ne se sont pas adressés – et qu’ils répondront aux questions qu’on leur adresse réellement. 

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Auteur

Elio Jaillet

Elio Jaillet

Chargé des questions théologiques et éthiques - Beauftragter für Theologie und Ethik

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4 Commentaires

  1. Kuffer Charlotte

    Merci pour votre analyse qui restitue fidèlement les prises de parole publiques récentes comme l’articulation des différents enjeux de la « matière théologie » selon leur application. Puisse le débat s’ouvrir à ce niveau!

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  2. olivier leuenberger

    Merci pour votre analyse. Si la HET-PRO arrive a être reconnue par la Confédération comme HES, la vision des uns et des autres devra évoluer. En 2018, lors d’un Synode vaudois, le directeur de la HET-PRO indiquait que la reconnaissance allait se faire dans quelques mois … Notons aussi que la formation diaconale romande n’est pas une formation plus reconnue par la Confédération.

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  3. Serge Fornerod

    Merci pour ce commentaire. Ce qui est agaçant, mais révélateur d’une position de faiblesse de la position Gisel, est que son intervention se résume en une leçon de bien-penser et une tentative d’influence politique à quelques semaines d’une évaluation par les autorités académiques. Ceci dit sans sous-estimer les possibles dérives fondamentalistes. Mais quand on veut un dialogue, on s’y prend autrement que par une telle colonne….

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  4. Pierre Gisel

    Dans son commentaire, Serge Fornerod écrit que mon article publié dans ThéoRèmes serait «une tentative d’influence politique à quelques semaines d’une évaluation par les autorités académiques». On peut bien sûr critiquer mon article et/ou avoir une autre appréciation de la HET-Pro, mais le commentaire de Serge Forneraod est erroné en ce que mon article a été rédigé début d’été 2023 (il faisait suite à une commande), a beaucoup circulé pendant près de 18 mois, et a même été distribué et discuté dans une session intersemestrielle de la Faculté de théologie protestante de Montpellier des 18-19 janvier 2024 (à leur demande). C’est purement circonstanciel que mon texte a paru fin 2024 seulement. Je l’avais d’ailleurs indiqué, au moins en partie, dans mon texte

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