a
  1. Accueil
  2. Blogposts
  3. Recensions
  4. La maternité. Qu’est-ce que ça change ?

La maternité. Qu’est-ce que ça change ?

header.php

Dans La maternité. Qu’est-ce que ça change ?, Ingrid Thobois livre un témoignage sensible et incarné sur ce que la maternité transforme – en soi, dans son rapport aux autres, au monde, au langage. Un texte court mais puissant, qui rend justice à une expérience trop souvent tenue pour acquise.

*

Ingrid Thobois est romancière, mais le discours qu’elle tient ici relève du témoignage, plutôt que de la fiction. L’autrice pose une question à première vue très simple : La maternité, qu’est-ce que ça change ? En réalité, la formulation de ce titre sous la forme d’une question est loin d’être un hasard. En effet, l’essai paraît dans la collection Qu’est-ce que ça change ? de Labor et Fides, lancée en janvier 2024 à l’occasion du 100ème anniversaire de la maison d’édition genevoise. Ingrid Thobois se prête donc à l’exercice dans un essai condensé et touchant. Elle répond d’ailleurs à cette interrogation frontalement, à trois reprises :

  • « La maternité, ça change que mon avis, par sa seule expression, m’apparaît soudain pour ce qu’il est potentiellement : un carcan. » (La maternité, p. 46)
  • « La maternité, ça change que je suis devenue garante et greffière d’une mémoire, et que je le sais. » (Lm, p. 55)
  • « La maternité, ça change que l’oiseau éviscéré sur le trottoir a le droit d’être seulement endormi. » (Lm, p. 78)

Ces trois affirmations, picorées dans l’argumentation de l’autrice, reflète le fil de sa réflexion : à partir de l’autorité parentale, on glisse vers la question de la mémoire, pour aboutir à la perspective créatrice.

Rendre justice à la maternité

L’essai s’ouvre sur une déclaration saisissante :

« Biologique ou adoptive, la mère conserve longtemps son statut de matrice, d’organe vital auquel on tarde à s’intéresser (quand on n’oublie pas complètement s’y penser), comme à tout ce que l’on croit à tort relever de l’évidence : on naîtrait avec une mère comme avec la santé, une colonne vertébrale, le bon nombre de membres, un cerveau, un cœur et des litres de sang. » (Lm, p. 11)

Il me semble que cela fait écho à ce que déclare Léane Alestra, dans son essai Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? (2024) :

« En définitive, si l’enfant aime indéniablement sa mère, il comprend très tôt que l’amour le plus valorisé n’est pas l’amour maternel. Puisque cet amour est réputé inconditionnel, dans une société où l’on place le mérite comme valeur suprême, l’intérêt de l’enfant pour sa mère décline, puisqu’il la pense acquise. » (L. Alestra, Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, Paris, JC Lattès, 2023, p. 267)

Le lien entre ces deux affirmations, issues de deux lectures que le hasard a fait se succéder dans mes recherches, me saisit. D’un côté, Thobois déclare qu’avant de devenir elle-même mère, elle n’a jamais réfléchi à la maternité, ou considéré sa mère comme autre chose qu’une mère. De l’autre, Alestra affirme que la société patriarcale nous conduit à considérer la mère comme acquise et, par conséquent, à la déconsidérer.

Dans cette perspective, la parole portée par l’autrice me semble indispensable, puisqu’elle permet de réhabiliter la figure de la mère, en lui donnant la parole. De multiples thématiques sont abordées successivement, que je ne chercherai pas à énumérer ici de manière exhaustive. J’en relève quelques-unes qui me semblent centrales.

Maternité bouleversante

Premièrement, l’autrice définit la maternité comme un lieu. Elle déclare à ce sujet :

« J’aime […] l’idée qui découle de cette définition : la maternité, quoique irréversible, est transitoire. On ne revient jamais sur le fait d’avoir eu un enfant, mais il arrive un jour où l’on cesse d’en être la mère au sens de cette fonction nourricière, toute-puissante, qui ne peut avoir qu’un temps. De la grossesse (expérience absolue de corps partagé) à l’éducation (expérience absolue du corps distancié), en passant par la naissance (expérience absolue de corps traversé), la maternité se compose d’une succession d’états éphémères requérant une adaptation perpétuelle. Voyage au long cours, l’expérience a pour point de départ un fantasme, et pour port d’arrivée un enfant puissant comme le vent, changeant comme la lumière […] » (Lm, p. 21)

On voit bien ici le lien fort entre maternité et corps, mais aussi la subtilité de cette relation qui unit la mère et l’enfant, soumise à une évolution constante. À cela, s’ajoute la question du rapport de la mère au monde. L’autrice confie être désormais plus touchée par les histoires, plus sensibles aux morales des contes, ne plus rester de marbre face aux représentations artistiques des horreurs de ce monde. Ainsi, elle confie : « J’ai perdu toute possibilité de mise à distance clinique, théorique, philosophique, rhétorique. Chaque enfant est le mien et je ne sais plus me tenir au bord des ravins. » (Lm, p. 30). De ce constat des violences endurées par les enfants, et trop souvent banalisées, Ingrid Thobois tire la dure conclusion que, si les enfants ne sont pas aussi fragiles qu’on le pense, ils sont profondément vulnérables.

En somme, du désir narcissique d’enfant à la découverte d’une personne entière et unique – en passant par le rapport à la mort, par les détresses traversées par les mères (trop souvent isolées), par l’autoritarisme avec lequel certains adultes entrent en relation avec les enfants et par le plaisir complice d’entrer dans cette relation avec des enfants (entre autres) – Ingrid Thobois brosse le portrait d’une maternité bouleversante, qui change une femme dans son rapport à elle-même et au monde qui l’entoure.

Parentalité et patriarcat

Au fil des pages, Ingrid Thobois donne donc à voir une maternité idéale, correspondant aux représentations désormais classiques de la maternité. Une déclaration particulièrement a retenu mon attention :

« Après quarante ans d’une vie sans enfants, la maternité m’a fait découvrir un plaisir que je ne soupçonnais pas : la dispense gracieuse, harassante et heureuse, du soin sous toutes ses formes. Dépourvues de toute fibre infirmière, je n’aurais pas imaginé la satisfaction engendrée par la mise à disposition sans contrepartie d’un moi qui sans s’oublier s’éclipse, se fond dans le fait d’embrasser, bercer, consoler, donner, préparer, envelopper, panser, nourrir, couvrir, découvrir, abreuver, nettoyer, réchauffer, changer… sans s’assoir ni se demander l’heure puisqu’il est déjà celle de recommencer. Plus mes enfants ont de besoins, moins j’en éprouve. Je ne me sens pourtant ni empêchée, ni dévorée, ni privée de quoi que ce soit, hormis de sommeil, mais pas même de temps. » (Lm, p. 16)

Cette valorisation d’une abnégation heureuse m’interroge. L’autrice oppose-t-elle le bonheur d’être mère à l’incomplétude des femmes sans enfants ? Ne donne-t-elle pas de l’eau au moulin de celles et ceux qui considèrent que les child free et celles qui regrettent d’être « passée mère » (pour reprendre son expression) ne remplissent pas leur fonction de femme ? Il me semble que ce n’est pas le propos porté par Ingrid Thobois, qui nuance toujours son discours et démontre à plusieurs reprises qu’elle s’inscrit dans une démarche qui vise à libérer la parole, plutôt qu’à contraindre toutes les femmes à entrer dans un modèle unique de maternité.

Finalement, une question continue de me trotter à l’esprit, après plusieurs lectures de ce petit ouvrage : où sont les pères ? Je comprends bien que l’essai témoigne d’une expérience de la maternité, ce qui justifie que les projecteurs se focalisent sur la figure maternelle. Mais l’absence des pères dans la parentalité est-elle seulement le résultat d’un choix éditorial ? Ou cela témoigne-t-il d’une réalité sociale plus vaste ? Dans un monde qui tourne autour des hommes et de l’autorité des pères (de famille, de la patrie, de l’Église…), je suis toujours surprise de constater qu’on peine encore à réfléchir et à redéfinir la paternité. Mais peut-être que quelqu’un se demandera bientôt ce que ça change, au juste, la paternité ? Pour l’heure, ce dont je suis convaincue, c’est que le seul père que je désire pour d’éventuels enfants ressemble à cette mère qu’Ingrid Thobois décrit. Il me semble que la complémentarité des genres est un mythe qui nous pousse à la violence, et qu’il est venu le temps d’apprendre l’empathie et le soin sans distinction à chaque être humain qui prévoit d’être un jour parent, ou simplement en contact avec des enfants.

Ingrid Thobois, La maternité. Qu’est-ce que ça change ?, Genève, Labor et Fides, 2024.

Marie Duruz est théologienne, Doctorante en Nouveau Testament à l’Université de Lausanne (faculté de théologie et de sciences des religions)

 

Blog EERS

Auteur

Marie Duruz

Marie Duruz

Théologienne Doctorante en Nouveau Testament à l'Université de Lausanne

Tous les articles

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *