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Les Églises entre Israël et Palestine. Débats autour de la guerre et de la violence

« L’opposé de la violence ne réside pas dans la non-violence, mais dans la fermeté, la détermination, la présence d’esprit – dans une série de comportements tout à fait banals. »

Aron Ronald Bodenheimer[1]

« Les tentatives de formuler des pensées complexes, en particulier à propos de situations politiques marquées par la violence, sont bien trop facilement tournées en ridicule. Cette dévalorisation fait partie de la violence – elle constitue une résistance à la pensée. Lorsque nous accusons les intellectuels de naïveté ou de radicalisme, nous polémiquons souvent contre des caricatures que nous avons nous-mêmes créées, et nous reflétons nos propres idées, qui sont la seule réalité à laquelle notre critique se réfère. Nous devons apprendre à lire au-delà de nous-mêmes. »

Elad Lapidot[2]

1 Introduction

« Depuis les années 1960, je suis ce conflit avec une perplexité croissante, et je n’aurais jamais eu l’idée de publier quoi que ce soit à ce sujet de ma propre initiative. »[3] Cette retenue exprimée par Wolfgang Lienemann, éthicien théologien bernois, aujourd’hui professeur émérite, est sans doute partagée par nombre de celles et ceux qui se sont, par le passé, exprimés sur le conflit au Proche-Orient dans une perspective théologique et éthique – a fortiori dans un contexte allemand ou germanophone. Cette hésitation tient d’une part au lien indissociable entre l’existence de l’État d’Israël et la Shoah, et d’autre part à la tentation théologique d’identifier la realpolitik de l’État d’Israël à la vie du peuple biblique de Dieu. La réflexion sur Israël et la Palestine s’inscrit – et pas seulement en théologie – dans un réseau d’au moins cinq dimensions : (1) d’un point de vue théologique, le judaïsme est le peuple élu de Dieu tel qu’il est attesté dans la Bible ; (2) du point de vue de l’histoire des religions, le christianisme s’est constitué dans un dialogue avec le judaïsme, mais aussi en opposition à celui-ci ; (3) historiquement, la pensée chrétienne en Europe constitue la principale source d’un antijudaïsme (religieux et culturel), d’un antisémitisme (ethnique et social), et d’un antisionisme (politique) ; (4) sur le plan politique, l’histoire et la situation d’Israël et de la Palestine – malgré toutes leurs différences – peuvent être analysées à l’aide d’une série de concepts analogues : discrimination, oppression, expulsion et liquidation ; enfin, (5) du point de vue éthique, la responsabilité politique, historiquement fondée, envers Israël entre en tension avec la responsabilité humanitaire envers la population palestinienne, opprimée, sans patrie et sans perspective d’avenir. Les prises de parole sur le conflit au Proche-Orient évoluent donc dans un champ de tension entre des références théologiques, historiques, culturelles, politiques, juridiques Tet éthiques, qui sont indissociables et entre lesquelles il n’est pas possible de choisir.

Ce qui suit ne porte pas sur les positions des Églises concernant le conflit actuel entre Israël et Gaza, mais sur la manière dont il est possible de réfléchir à ce conflit et sur ce que cette réflexion peut impliquer pour notre manière de l’aborder. En théorie, les Églises ne peuvent apporter que peu de choses à la résolution du conflit lui-même, mais elles peuvent contribuer de manière significative à une meilleure compréhension de celui-ci. Lorsqu’un conflit violent dans une autre région du monde provoque, dans notre propre pays, soit un silence démonstratif, soit des attaques agressives et menaçantes, cela laisse penser que ce conflit lointain a bien plus à voir avec notre société qu’on ne pourrait le croire au vu de la distance géographique. Il vaut donc la peine, en particulier du point de vue ecclésial, de réfléchir à nos propres rapports au conflit et à nos réactions face à celui-ci.

2 Difficile répartition des tâches

Face à la complexité des origines du conflit, le philosophe Jürgen Habermas avait, dans une interview accordée au journal Haaretz en 2012, décliné toute prise de position sur la politique israélienne contemporaine, affirmant qu’un tel jugement ne relevait pas des affaires « d’un citoyen allemand de ma génération »[4]. Dans la préface à l’édition allemande de son ouvrage controversé Israel – Eine Utopie (Israel – Une utopie)[5], le philosophe israélo-allemand Omri Boehm interprète cette réponse comme un geste de respect de la part d’un citoyen d’une nation ayant fait de la Shoah un programme politique, dans un pays où les survivants de cette catastrophe ont trouvé une nouvelle patrie. Toutefois, Boehm estime que l’argument de Habermas – selon lequel, en tant qu’Allemand et contemporain du national-socialisme, il ne lui serait pas permis de porter un jugement – constitue une régression par rapport aux principes hérités des Lumières. Car cette abstention volontaire revient, selon les mots de Theodor W. Adorno, à limiter « en toute innocence [le] concept des Lumières » par ce fatal « en tant que », qui joue également un rôle problématique dans notre époque contemporaine, lorsque des individus déclarent, par exemple : « en tant qu’Allemand, je ne peux accepter ceci ou cela », ou : « en tant que chrétien, je dois agir de telle ou telle manière »[6]. Ce prédicat « en tant que » signifie d’emblée une limitation de la raison selon la position assignée à chacun dans la division des tâches ; la restriction des Lumières dont il est ici question est donc précisément celle d’une répartition des tâches. Cette répartition assigne à la raison éclairée des sphères de compétence limitées et conteste ainsi sa prétention universelle et sa validité inconditionnelle. Elle propose par ailleurs un schéma que l’on retrouve dans de nombreuses controverses autour d’Israël et de la Palestine, et qui se manifeste sous trois formes différentes :

(1) Le « en tant que » neutralisant : L’accusation formulée par Boehm à l’encontre de Habermas est la suivante : « Il refuse d’adopter le point de vue des Lumières dès qu’il s’agit de questions juives. Il refuse littéralement de penser par lui-même. »[7] Par ce « en tant que » auto-immunisant (une personne X vis-à-vis d’un objet Y), l’individu se retire du discours et revendique pour lui-même une suspension du jugement ;

(2) Le « en tant que » solidaire-paternaliste : il permet à une personne ou à un groupe de justifier sa solidarité envers des individus ou des groupes défavorisés et précarisés. Ce « en tant que » auto-autorisant (la personne X se posant comme représentante de la victime Y) implique la revendication de la légitimité à défendre et représenter les intérêts des victimes.

(3) Le « en tant que » stratifiant : il permet – dans le prolongement de la distinction établie par Max Weber entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité[8] – de mettre en balance les exigences morales avec leur portée politique et leur applicabilité concrète. Par ce « en tant que » fonctionnel (la personne X dans le rôle ou la fonction Y), l’individu se positionne au sein de différents cadres d’action et de justification possibles.

De nombreuses controverses autour du conflit israélo-palestinien découlent de l’incompatibilité des positionnements et auto-attributions. Le vocabulaire commun utilisé dans les débats donne l’illusion d’un terrain d’entente, alors même qu’il n’existe pas de tâche partagée et organisée selon une répartition des rôles. Les jeux de langage constitués par les différentes perspectives du « en tant que » sont incommensurables : ils ne peuvent être mis en relation comme de simples opinions divergentes dans une discussion. Lorsqu’un argument vise, par exemple, à défendre les actions du gouvernement israélien au nom de son droit souverain à l’autodéfense, la situation de la population de Gaza passe à l’arrière-plan. À l’inverse, lorsque la détresse des Palestinien·ne·s est mise au centre, la menace que représentent pour Israël les groupes et milices terroristes palestiniens est évacuée. Bien que les visions dichotomiques ne soient pas inévitables, elles sont encouragées par l’adoption d’une perspective « en tant que », car la position choisie anticipe déjà le point de vue défendu dans le discours. Les discussions autour du conflit israélo-palestinien sont, pour l’essentiel, des débats où ne font qu’être confirmées des vision du monde, qui pourraient tout aussi bien se dérouler dans des contextes tout à fait différents. Parallèlement, l’adoption d’un point de vue méta, généralisable (au-delà des identifications du type « en tant que »), échoue, car les perspectives hétérogènes, liées à des ancrages spécifiques, ne peuvent être intégrées dans un métadiscours unique.

3. Projections de conflits

3.1 Critique de la position neutre

La critique de Boehm, émise depuis la branche new-yorkaise de l’école de Frankfort à l’encontre de Habermas, fait appel à une raison auto-éclairée partagée. « Justement parce que la pensée des Lumières a été hantée par l’antisémitisme dès ses origines – notamment en raison de sa tentation constante de traiter les Juifs comme un “Autre” mythique –, la suppression de toute critique publique de l’État juif risque de retomber dans un piège bien connu. La tâche des intellectuels allemands, en raison de l’histoire allemande, et non en dépit de celle-ci, consiste à débattre d’Israël dans le cadre d’une discussion publique rationnelle, et non à l’exclure vers une sphère métaphysique dont il ne serait pas permis de parler et sur laquelle il faudrait se taire. […] La pensée personnelle de Kant – non pas sa philosophie – était elle-même imprégnée d’antisémitisme, et c’est précisément là le cœur du problème : lui et d’autres penseurs des Lumières tendaient à défendre avec courage un universalisme éclairé, tout en considérant ensuite les Juifs comme un élément étranger à cet universalisme, et donc comme l’“Autre” des Lumières. C’est ce piège que je dénonce, et il ne faudrait pas y retomber une seconde fois en formulant une éthique universelle tout en faisant des Juifs une exception. […] C’est justement en raison de la relation historique entre la pensée des Lumières et l’antisémitisme que cette situation constitue une mise à l’épreuve ultime pour la pensée des Lumières elle-même. »[9]

Le plaidoyer engagé en faveur d’une intervention raisonnable et émancipatrice est en lui-même ambivalent (dialectique), car il présuppose que l’impuissance de la raison face aux faits pourrait être soignée par cette même raison. Contre le garant de Boehm – Immanuel Kant – Hannah Arendt mise sur la critique des Lumières par Gotthold Ephraim Lessing, qui défend une disposition d’esprit « qui prend toujours parti dans l’intérêt du monde, qui comprend et juge chaque chose à partir de sa propre position terrestre, et qui ne peut ainsi jamais devenir une vision du monde indépendante de toute expérience et de la nouveauté que permet l’expérience, parce qu’elle serait figée dans une seule perspective possible »[10]. Aussi vrai que le sommeil de la raison engendre des monstres (Goya), il est indéniable que l’horreur ne surgit pas sous forme de théories, mais bien à travers des pratiques concrètes. Certes, l’horreur ne s’arrête pas à l’individu – « Ce que je fais, je ne le comprends pas ; car je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais, je le fais. » (Romains 7,15) –, mais en politique, il ne s’agit pas d’introspection, mais bien de ce qui se passe entre les personnes, de ce qu’elles se font les unes aux autres.

Il ne peut s’agir, pour Arendt, de vérités de la raison ou de vérités morales, mais bien d’une vérité qui vise les faits réels. « La capacité des vérités factuelles à résister aux assauts du pouvoir politique est manifestement très faible. Les faits sont toujours en danger de disparaître, non seulement temporairement, mais peut-être à jamais. Les faits et les événements sont infiniment plus vulnérables que tout ce que l’esprit humain peut découvrir ou se remémorer […]. Une fois qu’ils sont perdus, aucun effort de l’intellect ou de la raison ne pourra les faire revenir. »[11] La politique repose sur des opinions à propos des faits, et non sur des vérités intemporelles et impersonnelles, dont l’indépendance vis-à-vis des opinions « saperait les fondements mêmes de toute politique et de la légitimité de toute forme d’État »[12]. L’insistance d’Arendt sur les opinions comme fondement de la politique n’a rien à voir avec les industries actuelles de l’opinion ou leurs tentatives d’auto-thérapies via les « fact-checks ». Pour la philosophe, il appartient à la condition humaine que « les individus ignorent des faits qu’ils connaissent parfaitement, lorsque ceux-ci contredisent leurs intérêts ou leur bon plaisir […]. C’est comme si les humains étaient généralement incapables de s’accommoder de choses dont on ne peut rien dire d’autre que ceci : elles sont ce qu’elles sont – et cela, dans une factualité nue, que nul argument ni pouvoir de conviction ne peut ébranler. »[13] Le paradoxe selon lequel, d’une part, les faits ne sont accessibles et communicables que par les opinions, et d’autre part, que ce sont précisément les opinions qui peuvent les contester, les nier ou les falsifier, est une caractéristique intrinsèque de la politique. C’est pourquoi Arendt ne parle pas de faits « en soi » (qui, selon elle, n’existent pas), mais de vérité factuelle. Cette dernière « concerne des affaires purement humaines, elle porte sur des événements et des situations impliquant de nombreuses personnes, et elle dépend du témoignage humain ; même lorsqu’il s’agit de faits “privés”, leur réalité ne prend consistance que lorsqu’ils sont attestés et deviennent objets de manifestation publique. La vérité factuelle est par nature politique. […] Les faits sont objets d’opinion, et les opinions peuvent naître d’intérêts et de passions très variés, diverger fortement, tout en restant légitimes tant qu’elles respectent l’intégrité des faits sur lesquels elles s’appuient. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. »[14]

La vérité marque les prétentions à la validité des opinions portant sur des faits, opinions qui constituent le fondement du pouvoir politique et qui font l’objet de controverses. Contrairement à l’évidence des vérités de la raison, les vérités factuelles ne permettent pas de justifier pourquoi un fait « est tel qu’il est »[15]. Aussi sobre et désenchantée que cette idée puisse paraître, l’enjeu politique fondamental réside dans le fait de ne pas ignorer, dissimuler ou déformer les faits, mais de les reconnaître dans leur factualité brute. Dans ce contexte, l’interpellation adressée à Habermas prend une toute autre dimension. La « ghettoïsation mythique » de l’État juif et de sa politique, critiquée par Boehm, se manifeste précisément dans le refus de témoigner des faits, par le biais du silence imposé aux opinions. L’auto-censure précède ainsi la censure étatique qui, elle, étouffe les opinions critiques.

La critique de la neutralité affirme l’existence d’une obligation interpersonnelle de témoigner des faits dans l’espace public politique. L’abstention de tout jugement dans la sphère politique révèle un statut élitiste et hybride, qui suggère l’existence d’un choix là où il n’y en a pas. En des temps obscurs, il a toujours été tentant – comme l’observe Arendt – de « mépriser le monde et son espace public, de l’ignorer autant que possible, ou encore de le contourner pour accéder à ce qui le précède – comme si le monde n’était qu’une façade derrière laquelle les individus se cachent –, afin de s’adresser directement aux personnes, indépendamment du monde qui les sépare »[16]. C’est aussi ce que présuppose une perspective « en tant que », qui postule une existence politique pouvant être adoptée ou suspendue de manière arbitraire par simple auto-déclaration. Une telle conception ne conduit pas seulement à dissoudre la dimension politique, mais méconnaît aussi le fait que la grande majorité des membres de la communauté politique n’ont aucun pouvoir de choisir leur statut, ni d’influer sur la manière dont ils sont affectés par les conditions politiques. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est témoigner des faits de leur existence – et ce sont les membres de la société qui décident du caractère audible ou non, et de la pertinence de ces témoignages.

3.2 Critique de la morale univoque

Historiquement, les mouvements de solidarité, de protestation et d’émancipation issus de la société civile visent l’inclusion juridique et sociale par le détour d’une exclusion solidaire. Sous l’influence de politiques internationales ancrées dans les droits de l’homme, ces mouvements prennent pour point de départ les individus et groupes systématiquement désavantagés par le droit, exclus de la participation sociale ou dépourvus d’accès aux institutions politiques et sociétales. La solidarité forme souvent des communautés temporaires, créées dans le but de faire valoir l’égalité dans l’accès aux droits et aux possibilités de participation. Ces mouvements ne revendiquent généralement pas de nouveaux droits, mais militent pour un accès égalitaire aux droits existants, c’est-à-dire pour l’élargissement du cercle des sujets de droit aux personnes et groupes jusqu’alors exclus. Les communautés de solidarité, réelles ou symboliques, se caractérisent par une triple exigence d’exclusivité :1) la primauté de leur propre communauté ; 2) la préférence accordée à leur community dans l’octroi de secours et de soutiens ; 3) la prééminence d’une morale censée légitimer la communauté et ses intérêts. Se solidariser ne revient pas à adopter une position neutre dans un conflit, mais à se ranger du côté de celles et ceux qui sont perçus comme impuissants et victimes majeures de la violence et de l’injustice, dans le but de renforcer activement ou symboliquement leurs intérêts. Même si la solidarité ne suppose pas nécessairement l’hostilité envers l’adversaire, la charge morale qu’elle implique y mène souvent. Dans les conflits où la violence physique ou armée est employée, la cohésion sociale s’établit et se renforce fréquemment par la construction d’une dichotomie entre bourreaux et victimes, accompagnée de l’identification d’un ennemi commun. Sur le plan discursif, les motivations à soutenir « son propre camp » se mêlent à celles qui motivent la critique, l’accusation et la lutte contre l’adversaire.

Les difficultés posées par une perspective morale centrée sur les victimes se manifestent de manière particulièrement aiguë pour les Églises. Wolfgang Lienemann a souligné « que le nécessité de porter le regard les victimes ne doit pas faire disparaître les questions relatives aux auteurs, aux causes et au droit. […] Il est caractéristique de nombreuses prises de parole religieuses et/ou théologiques sur les conflits politiques qu’elles tentent d’échapper à la dureté des incompatibilités entre positions opposées par des appels moraux ou des invocations à des valeurs communes transcendant les partis. »[17] Encore plus problématiques sont les prises de position qui non seulement s’en tiennent à une perspective morale sur les victimes, mais qui, en outre, en accentuent la sélectivité. Cela se produit de manière particulièrement flagrante dans le conflit actuel entre Israël et Gaza – au sein de la société civile, des universités et même des communautés ecclésiales[18]. La théologie ne dispose pas des outils d’analyse nécessaires pour appréhender une histoire du conflit entre Israël et la Palestine politiquement aussi complexe et aussi profondément déformée sur le plan idéologique. En revanche, les Églises du monde entier et leurs œuvres d’entraide fournissent, à travers d’innombrables projets, une aide matérielle indispensable, ainsi qu’un travail de médiation et de réconciliation en Israël et en Palestine.

Il convient de distinguer cette situation de la manière dont les Églises gèrent le conflit. Récemment on observe un net décalage dans la manière dont les Églises se positionnent publiquement face à la guerre en Ukraine, par rapport au conflit israélo-palestinien. Alors que l’œcuménisme n’a pas hésité, dans le premier cas, à entrer dans une confrontation directe avec l’Église orthodoxe russe, le conflit tout aussi massif entre la position antisioniste et antisémite de la Communion Mondiale d’Églises réformées (CMER) et les Églises réformées d’Europe occidentale se déroule à huis clos. À l’échelle nationale, le même problème se manifeste dans un conflit non public entre des groupes d’action ecclésiastiques pro-palestiniens et des autorités ecclésiales qui restent prudentes et réservées.

Depuis 1997, la « Manifestation silencieuse pour une paix juste en Israël / Palestine » se tient régulièrement devant l’église du Saint-Esprit (Berne). Elle est organisée par l’association éponyme, le service ŒME (œcuménisme, mission et entraide) des Églises réformées Berne-Jura-Soleure, ainsi que par l’organisation Justice et Paix en Palestine (GFP). À chaque rassemblement, un flyer de deux pages informe sur les développements récents et les contextes du conflit au Proche-Orient. Chaque document rappelle les objectifs de l’action : la promotion d’« une paix juste » et d’« une vie dans la sécurité et la dignité », « la fin de l’occupation, de la colonisation et des destructions de maisons », « la suppression du mur contraire au droit international », « la levée du blocus de la bande de Gaza », « le droit au retour des réfugiés palestiniens », « l’arrêt de la coopération militaire et en armement de la Suisse avec Israël et tous les autres États de la région », ainsi que « la lutte contre toutes les formes d’antisémitisme et contre les actes et discours antimusulmans ».

La première Manifestation silencieuse après l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a eu lieu le 13 novembre 2023. Dans le flyer correspondant, les organisateurs exprimaient leur « mutisme […] face au massacre aveugle de nombreux civils israéliens – ainsi qu’à l’enlèvement de nombreux otages – par le “Hamas” – un crime de guerre ! […] face aux nouvelles tendances antisémites en Suisse […] face aux vagues d’attaques de et contre Gaza, avec des tirs de roquettes des deux côtés – l’intensification massive des bombardements par les forces israéliennes ayant provoqué un exode massif. Le nombre de morts et de blessés ne cesse d’augmenter ! » Dans le flyer de la manifestation du 8 décembre 2023, on exige la libération immédiate des otages, un cessez-le-feu immédiat et la poursuite judiciaire des deux parties belligérantes « pour les crimes les plus graves contre le droit international humanitaire ». Cette exigence est répétée dans le flyer du 12 janvier 2024. Mais dès ce moment, l’attention portée au terrorisme du Hamas et à ses conséquences pour Israël disparaît, laissant place à une position pro-palestinienne nettement anti-israélienne.  Seul le flyer du 9 août 2024, consacré au thème « Le HAMAS – un partenaire pour la paix en Israël/Palestine ? », contient la remarque rhétorique (car elle n’est pas confirmée par le reste du contenu) suivante : « Dans nos manifestations silencieuses, nous dénonçons régulièrement l’injustice de l’occupation et le mépris des droits humains par les colons juifs et l’armée israélienne. Mais nous ne fermons pas non plus les yeux sur la réalité d’un régime souvent brutal du Hamas à Gaza. »

Contrairement à ce qu’affirment leurs auteurs les flyers diffusés présentent une vision unilatérale du conflit, centrée exclusivement sur une seule catégorie de victimes. Les citations et récits biographiques insérés de manière régulière proviennent presque exclusivement de sources palestiniennes. Les voix juives citées se limitent à des critiques virulentes à l’encontre d’Israël. À l’occasion de l’attaque terroriste du Hamas, on y trouve les propos du journaliste suisse Daniel Binswanger, du théologien palestino-chrétien Mitri Raheb, et du philosophe israélo-allemand Omri Boehm — mais aucune voix juive issue des cercles des victimes israéliennes de ces attaques. Dans la vision du monde portée par la « Manifestation silencieuse de Berne », les attaques militaires du Hamas, des milices du Hezbollah et de leurs alliés contre Israël n’ont tout simplement pas de place. Cela est d’autant plus frappant que les flyers rapportent en détail les attaques israéliennes contre Gaza et leurs conséquences. La critique du Hamas se limite aux violences qu’il commet envers sa propre population. L’ensemble de la présentation, ainsi que les exemples mobilisés pour l’étayer, construisent une dichotomie entre auteurs et victimes avec une répartition des rôles sans équivoque.

Compte tenu de l’engagement affirmé de la « Manifestation silencieuse de Berne » en faveur des droits humains, il est surprenant que certains faits essentiels — particulièrement évidents d’un point de vue ecclésial — soient passés sous silence :  (1) l’antisémitisme en Suisse, alimenté entre autres par de telles prises de position unilatérales[19] ; (2) les viols d’une brutalité indicible infligés à des femmes israéliennes par le Hamas ; (3) la réaction scandaleuse des institutions internationales, notamment celle de la commission UN-Women, qui ne s’est exprimée sur les « atrocités sexuelles et violences fondées sur le genre lors de ces attaques »[20] qu’après d’intenses pressions.

Orit Sulitzeanu, directrice exécutive de la Association of Rape Crisis Centers in Israel (ARCCI) (AR-CCI), a souligné le décalage troublant dans les sociétés occidentales entre une indignation venant d’une gauche libérale et pro-palestinienne d’un côté, et une ignorance largement répandue (y compris au sein d’organisations féministes et de défense des droits des femmes)[21]  à l’égard des femmes israéliennes victimes de violences sexuelles brutales et profondément inhumaines perpétrées par des hommes palestiniens. Elle décrit ainsi les « caractéristiques spécifiques de la violence sexuelle en contexte de guerre, telles qu’elles se sont manifestées de manière particulièrement extrême lors de l’attaque du 7 octobre : 1. Le viol comme étape d’un acte meurtrier : les crimes ont été commis par des combattants armés contre des femmes civiles non armées, dans un contexte de menace immédiate contre leur vie. La majorité des femmes ont ensuite été cruellement assassinées après avoir été violées. 2. Le viol comme élément de doctrine de combat : le nombre de victimes était élevé, car le viol faisait partie intégrante de la stratégie opérationnelle du Hamas. 3. Viol collectif généralisé : la très grande majorité des agressions ont été commises en groupe, avec la participation, le soutien et la présence d’autres membres du Hamas. 4. Brutalité extrême : les viols ont été perpétrés avec une cruauté inédite, incluant des pratiques de torture sadique. 5. Insuffisance de la couverture médiatique : les meurtres de femmes, leur décès résultant de leurs blessures, ainsi que l’élimination de nombreux témoins ont entraîné une couverture très lacunaire. À cela s’ajoutent la honte, la peur d’être stigmatisées et les sentiments de culpabilité chez les survivantes. 6. Le viol comme spectacle d’horreur : en plus des agressions en groupe, les sévices ont été commis sous les yeux d’autres victimes, dans le but de semer la terreur et d’humilier. Le viol d’une partenaire ou d’un membre de la famille élargit la torture à ceux qui en sont les témoins impuissants ou qui essaient d’y mettre fin. »[22]

Comparer les actes de violence des deux parties au conflit en les plaçant sur une échelle de monstruosité serait une démarche perverse. Toutefois, les récits centrés sur les victimes tendent souvent à produire une compétition d’indignation, phénomène que l’on retrouve également dans les flyers des 13 novembre et 8 décembre 2023. Dans ces documents, les victimes du conflit sont présentées en deux colonnes sous les titres « 7 octobre 2023 – un jour terrible bouleverse Israël » et « La brutale vengeance d’Israël à Gaza ». Ce qui frappe, c’est que l’un des titres désigne explicitement Israël comme auteur des violences à Gaza, tandis que les événements tragiques survenus en Israël sont relatés sans que les auteurs (les terroristes palestiniens) soient mentionnés. Les agresseurs et criminels palestiniens sont tout simplement absents du récit. Une telle construction idéologique de la dichotomie auteurs/victimes, avec des rôles nettement définis, est typique de la propagande de guerre, comme elle se manifeste dans le récit idéologique du conflit israélo-palestinien promu par la « Manifestation silencieuse de Berne ». Le ton rhétorique et la sélection des informations positionnent clairement cette action comme une campagne de solidarité pro-palestinienne, ce qui est parfaitement légitime en soi – mais soulève toutefois la question de sa compatibilité avec l’engagement ecclésial pour la paix et les droits humains.

3.3 Critique du dualisme entre morale et politique

Lors du conflit armé à Gaza entre les groupes palestiniens et l’armée israélienne, qui s’est déroulé du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, une « manifestation pour les victimes de la guerre à Gaza et en Israël » a eu lieu le 8 janvier 2009 dans la collégiale de Berne. Des représentant·e·s d’Israël, de la politique suisse, ainsi que des religions juive, islamique et chrétienne y ont pris part. Toutes les prises de parole se sont centrées sur les victimes de la guerre, en s’abstenant strictement de tout jugement politique. Wolfgang Lienemann a porté un regard critique sur cette perspective centrée sur les victimes, en affirmant que « le regard nécessaire porté sur les victimes ne doit pas faire disparaître les questions relatives aux auteurs, aux causes et au droit ». Il estime qu’il est indispensable de « détourner également le regard des victimes pour l’orienter vers les causes incroyablement complexes et controversées du conflit au Proche-Orient. […] Celui qui veut empêcher de nouvelles victimes ne peut faire abstraction des questions de causes et de responsabilités. Je peux comprendre que certaines personnes estiment que les débats sur les causes, les intérêts et les revendications, sur les crimes et la culpabilité (des deux côtés), sur les droits et les responsabilités devraient être relégués au second plan, voire réduits au silence, lorsqu’il s’agit d’alléger la souffrance des victimes. Mais à moyen et long terme, cela ne les aide pas non plus si l’on est incapable ou peu disposé à évoquer les intérêts de survie sous-jacents, les conflits de pouvoir et les interdépendances mondiales. Prétendre résoudre un conflit politique uniquement en invoquant la solidarité avec les victimes est, à proprement parler, une attitude apolitique. […] Pour être clair et tranchant : il peut exister une manière de mettre l’accent sur les victimes qui relègue au second plan les dimensions politiques et juridiques du conflit israélo-palestinien, et qui, sous couvert d’apolitisme apparent, conduit en réalité à un alignement politique en faveur d’Israël dans la situation actuelle. »[23] Le théologien bernois conclut que « la perspective apparemment apolitique du deuil pour les victimes revient, dans les circonstances actuelles, à soutenir presque directement la position de l’État d’Israël. Du point de vue du droit international, le conflit au Proche-Orient est marqué par une asymétrie due à la domination israélienne ; domination que l’intervention actuelle dans la bande de Gaza souligne et exécute de manière particulièrement brutale. »[24]

En insistant sur les asymétries structurelles entre les parties au conflit, Wolfgang Lienemann pourrait, à première vue, sembler rejoindre les positions de la « Manifestation silencieuse de Berne ». Pourtant, à y regarder de plus près, son analyse constitue un contre-projet nuancé. Son raisonnement repose sur la nécessité de distinguer une symétrie entre les victimes d’une asymétrie entre les auteur·e·s des violences. Le problème soulevé par la perspective de la « Manifestation silencieuse de Berne », mais aussi par certaines institutions onusiennes dans leurs décisions et résolutions[25], réside dans une logique qui dérive de l’asymétrie des moyens de violence une inégalité (moralement compensatrice) en matière d’attention portée aux victimes. Ce raccourci est renforcé par un récit qui désigne collectivement une des parties au conflit comme « Israël », tandis que l’autre fait systématiquement l’objet d’une distinction entre le « Hamas » et la « population palestinienne » ou « population de Gaza ». La construction de ces groupes de victimes repose sur trois présupposés inacceptables : (1) Qu’il serait possible de distinguer entre des victimes « pures » (les Palestinien·ne·s, dont on soustrait les militants du Hamas) et des victimes « contaminées par les auteurs » (les Israélien·ne·s, assimilé·e·s aux soldats et colons armés) ; (2) Que les victimes de la partie militairement dominante compteraient moins, mériteraient moins d’attention et seraient moins dignes de compassion que celles de la partie militairement inférieure ; (3) Que – contrairement aux récits sur la guerre en Ukraine, où l’identification de la Russie comme agresseur est exigée d’un point de vue catégoriel – la question des responsables de la violence dans le conflit récent entre Israël et Gaza ne serait pas pertinente.

Le problème fondamental d’une perspective centrée sur les victimes ne réside pas dans le fait, humainement compréhensible et justifié, de porter attention et soutien aux personnes ayant subi des violences, mais dans l’erreur qui à croire que l’on pourrait, par le fait de porter l’attention à un seul endroit, contourner ou résoudre la question des causes de la violence et des responsables. Une posture humaine affirme simplement l’existence des victimes, sans jamais interroger le pourquoi ni le comment de leur condition. Or, cette approche entre en collision avec une forme d’empathie et de solidarité qui se concentre uniquement sur les « victimes pures » — c’est-à-dire celles exonérées de toute responsabilité —, tout en requalifiant les autres victimes comme co-responsables de leur propre sort. Être victime signifie avoir subi un dommage, indépendamment des circonstances qui y ont conduit ou du rôle que la personne aurait pu y jouer. Adopter une perspective de victime, c’est donc faire abstraction de toute question de culpabilité ou de responsabilité. C’est pourquoi, en particulier d’un point de vue théologique et ecclésial, il convient de rejeter fermement les débats sur les victimes qui reposent sur une quelconque forme de triage moral.[26] Suivant cette logique, on en viendrait à hiérarchiser l’aide d’urgence lors d’un accident de la route en fonction de la culpabilité ou de l’innocence des blessés, ce qui serait absurde.

Les objections concernant la situation sans issue du peuple palestinien et la violence terroriste palestinienne en réponse à la politique expansionniste agressive et à la discrimination systémique du gouvernement israélien et des colons radicaux[27] relèvent du champ politique — un champ auquel une perspective centrée sur les victimes ne peut rien apporter. L’argument de Wolfgang Lienemann, selon lequel cette focalisation sur les victimes sert, en fin de compte, les intérêts et les stratégies des auteurs de la violence, a été illustré de manière poignante par le théologien arabe Mitri Raheb à travers une expérience personnelle bouleversante. Après un raid aérien israélien sur la vieille ville de Gaza, qui a également touché le terrain de l’église grecque-orthodoxe, Raheb a appelé un ami réfugié dans l’église catholique romaine. Une religieuse lui a alors rapporté, avec émotion, les morts et les destructions. Le théologien a aussitôt promis de prier pour les victimes et les personnes en danger. Ce à quoi la sœur a crié au téléphone : « We don’t need prayers! »[28] La solidarité symbolique « chrétienne » à travers la prière s’est littéralement effondrée sous les bombes : « Arrêtez de prier pour Gaza pendant que vos gouvernements soutiennent cette guerre. Arrêtez de croire que vous faites une faveur au peuple de Gaza en priant sans vous battre avec vigueur pour la justice. »[29] Raheb se réfère alors à un oracle du prophète Amos :« Je hais vos fêtes, je les méprise, vos assemblées solennelles, je ne les supporte pas. […] Éloigne de moi le bruit de tes cantiques ! Je n’écoute pas la musique de tes harpes ! Mais que le droit jaillisse comme l’eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit jamais ! » (Amos 5,21.23s)

L’exigence prophétique que les chrétien·nes de Palestine revendiquent pour eux-mêmes prend les Églises occidentales au dépourvu. Bien entendu, cette interpellation ne vise pas la prière en tant que telle, ni l’attention qu’elle exprime envers la souffrance et l’espoir de sa fin. Ce que dénonce le protestataire, c’est un fatalisme de la prière et de la victimisation qui rechigne ou refuse à nommer les causes de la violence et à agir concrètement contre elles. L’Église et la théologie doivent reconnaître que le Bon Samaritain n’a pas été conçu pour le brasier politique : il ne réagit ni au terrorisme inhumain ni aux pratiques inhumaines de l’État. Le constat de Lienemann – selon lequel « la perspective apparemment apolitique du deuil des victimes équivaut, dans les circonstances actuelles, à un soutien tacite de la position de l’État d’Israël »[30]  – renvoie à un effet dialectique : l’exigence de non-violence finit contre son gré par renforcer la violence réelle. Ce n’est que lorsque l’Église et la théologie renonceront à leur rejet abstrait de la violence – trop détachée de la réalité – et accepteront de s’engager de manière constructive avec les conditions, les possibilités et les limites d’une violence politique légitime qu’elles pourront véritablement entrer dans le discours politique.

Wolfgang Lienemann a exhorté les Églises à « contribuer à l’éclaircissement des causes du conflit, à un débat nuancé sur les voies d’une résolution possible sur le plan juridique et ainsi, à long terme, à prévenir de nouvelles victimes »[31]. Une information rigoureuse et un débat ouvert à toutes les voix sérieuses peuvent en effet contribuer à déconstruire la violence propagandiste des récits et jugements idéologiques. Pour la population israélienne, la violence terroriste des groupes palestiniens constitue une menace réelle et constante. Pour la population palestinienne, la menace est double : d’une part, elle émane de l’oppression hégémonique et des déplacements forcés opérés par l’État israélien et les groupes de colons extrémistes ; d’autre part, elle vient de la domination méprisante et de l’exploitation brutale par des groupes terroristes islamistes.[32] Le déplacement de la catégorie « victime » vers le champ politique est profondément ambivalent. D’un côté, elle sert de référence les obligations de protection et de sécurité de l’État, et nourrit la confiance de la population en ses institutions. Dans les régions instables, cette confiance s’exprime notamment par des succès militaires visibles, sans égard pour les pertes humaines qu’ils entraînent.[33] D’un autre côté, la catégorie de « victime » est fréquemment utilisée pour légitimer une violence étatique qui outrepasse les cadres légaux et éthiques. La sacralisation (sacrifice) et l’instrumentalisation des victimes de violence deviennent ainsi le fondement d’une violence sacralisée (la vengeance comme devoir religieux) et d’un culte de la violence exclusif (sacrifice de soi et des autres, culte du martyre).[34]

Les ambiguïtés entourant la notion de « victime » se manifestent également du côté des auteurs présumés. La qualification de « coupable » ou de « responsable » est déterminée par des normes — notamment juridiques — qui s’appliquent dans les contextes étatiques et politiques. Le pouvoir du droit réside dans sa capacité à trancher de manière contraignante entre violence légale et illégale (monopole étatique de la violence). Que cette législation soit juste dans son principe et dans ses applications concrètes reste une question à laquelle le droit national ne peut répondre que formellement (cohérence juridique). C’est pourquoi les États de droit modernes adossent leur législation nationale aux normes du droit international et des droits humains.[35] Aussi peu diplomatique que cela puisse paraître, la délivrance, le 21 novembre 2024, de mandats d’arrêt par la Cour pénale internationale (CPI) contre les principaux dirigeants du Hamas impliqués dans le massacre du 7 octobre 2023, ainsi que contre les représentants de l’État israélien responsables des opérations militaires qui ont suivi, témoigne d’une véritable volonté de faire respecter le droit et d’une conscience juridique affirmée. Le procureur en chef de la CPI, Karim Khan, a justifié cette décision en ces termes : « Nous devons aujourd’hui être clairs sur une question centrale : si nous ne sommes pas prêts à appliquer la loi de manière égale à tous, mais que nous y recourons de façon sélective, alors nous préparons son effondrement. Ce faisant, nous relâchons aussi les derniers liens qui nous unissent, les connexions stabilisatrices entre les communautés et les individus, ce filet de sécurité sur lequel tous les opprimés comptent en période de détresse. Voilà le véritable danger auquel nous sommes confrontés en ce moment. »[36] Cette décision enclenche une évaluation juridique des événements survenus en Israël et à Gaza, impliquant que les actes terroristes ou guerriers perpétrés par des États ou entités quasi étatiques à l’encontre d’autres États ne doivent pas être jugés selon leur propre système juridique, mais selon des instances juridiques supranationales.

3.4 Conséquences

La tentative d’aborder les discussions sur le conflit israélo-palestinien avec le moins de préjugés possible laisse une impression profondément ambivalente. Ce qui frappe d’emblée, c’est à la fois l’extrême diversité des prises de position, qui rend impossible l’établissement d’un socle commun de discussion, et la prise de conscience de ses propres limites de compréhension – la solidité et l’inflexibilité de ses convictions personnelles. Les intuitions morales et de justice, qui servent de base à ses perceptions et jugements, sont constamment mises à l’épreuve et ébranlées. C’est pourquoi il convient d’accueillir avec la plus grande prudence toute conviction formulée avec assurance et certitude. Une seule chose est certaine : la prétention à des solutions claires ou évidentes est erronée. Les contributions théologiques, éthiques et ecclésiales pourraient jouer un rôle en s’opposant à de fausses certitudes et en insistant sur l’ambivalence et l’incertitude inhérentes aux perceptions et jugements concernant le conflit israélo-palestinien.

La perspective centrée sur les victimes est indispensable, mais elle ne contribue en rien à la résolution du conflit. Soit le problème disparaît de lui-même, dans la mesure où les atteintes et les refus infligés aux droits fondamentaux à l’intégrité physique et à la vie — ce qui fait d’une personne une victime — ne peuvent être justifiés d’aucune manière. Soit il est éludé par une opération de réduction : les victimes de l’autre camp ne comptent pas dans la poursuite de ses propres intérêts politiques, et la perspective des victimes se limite toujours à celles du « propre » camp. La sociologue franco-israélienne Eva Illouz relève dans le cadre de sa confrontation avec Judith Butler au printemps 2024 : « Il fut un temps où nous pouvions croire en plusieurs valeurs à la fois : égalité et liberté, antiracisme et liberté d’expression, diversité et tolérance. Dans la réalité politique actuelle, cela a radicalement changé – surtout à gauche. On nous demande de choisir : entre le combat contre l’islamophobie et celui contre l’antisémitisme, entre une censure moraliste ostentatoire et le droit à la liberté d’expression, entre le peuple de Gaza et le droit à l’existence d’Israël, entre la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA et la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme […]. Il semble que chacun d’entre nous se retrouve acculé à un mur idéologique, contraint de décider quelles victimes ont droit de cité. Pire encore : dans cette concurrence des souffrances, chaque camp insiste de manière macabre pour que seules ses propres victimes soient reconnues. » [37]

Le passage d’une perspective centrée sur les victimes à une perspective centrée sur les auteurs de violences soulève de nouveaux problèmes. Dans les conflits armés entre États, les actes posés par les parties en présence sont généralement jugés de manière diamétralement opposée. Contrairement à la notion de victime, la qualité d’auteur ou d’autrice de violence est une catégorie relationnelle, dépendante du système normatif présupposé. Ce qui est perçu comme un acte terroriste criminel dans un système peut apparaître comme un acte héroïque de libération dans un autre ; ce qui est qualifié de représailles étatiques brutales dans un cadre peut être salué ailleurs comme une démonstration légitime de puissance. La violence n’est pas ipso facto condamnable : elle ne le devient que lorsqu’elle, ou les objectifs qu’elle poursuit, entre en contradiction avec les normes et les valeurs de référence. Les limites de l’acceptabilité sociale de la violence ne sont ni clairement définies, ni cohérentes. Ces caractéristiques expliquent pourquoi les appels à la non-violence dans le contexte politique manquent souvent de consistance et se réduisent à des associations métaphoriques ou à des intuitions imagées. Si l’on n’envisage pas de rejeter en bloc le monopole de la violence légitime d’un État de droit, ni les concepts de violence destinée à préserver ce droit, il ne saurait être question de « non-violence » en tant que telle, mais plutôt d’une « limitation de la violence » conforme au droit national et international. Sous cet angle, les notions de violence et de non-violence remplissent une double fonction : elles servent à dénoncer certaines formes de violences tout en en exonérant d’autres. Ainsi, par exemple, l’interdiction de la construction de minarets, inscrite dans la Constitution fédérale suisse (art. 72, al. 3 Cst.), a été justifiée par la menace supposée de la violence islamiste. Une violence simplement présumée a ainsi déclenché un processus politique ayant conduit à une restriction constitutionnelle de la liberté religieuse d’un groupe de population, transformant par là même cette forme de violence – c’est-à-dire l’atteinte aux droits humains – en un acte légal, inscrit dans la Constitution.

Cet exemple met en question la position problématique de la critique suisse d’Israël. Du point de vue d’une société qui se permet d’exercer une violence légale à l’encontre d’un groupe de personnes en les accusant préalablement — et avec l’aval de la majorité — d’une violence fictive, il paraît pour le moins étrange de condamner Israël pour ses réactions face à une violence bien réelle : attentats terroristes à dimension militaire, bombardements et guerre de guérilla. Cela vaut également dans l’autre sens : (1) lorsqu’on transforme la souveraineté d’Israël et son droit à l’autodéfense en un blanc-seing justifiant toutes les formes de violence étatique et coloniale menée par les colons, et (2) lorsque les États occidentaux sapent la souveraineté et l’autorité de la Cour pénale internationale de La Haye, en annonçant qu’ils ne se conformeront pas à leur obligation de livrer les ressortissants israéliens visés par des mandats d’arrêt.

4 Dialogues conflictuels

La violence est une question de perspective – et c’est elle qui engendre, comme par excès, la non-violence. C’est la violence qui ouvre les espaces dans lesquels la non-violence peut se déployer. Et seuls peuvent choisir la non-violence ceux qui auraient aussi la capacité d’opter pour une autre voie. Cela vaut même pour Jésus, comme le montre sa confrontation avec les soldats lors de son arrestation au jardin de Gethsémani.[38] Il y a une certaine légèreté à revendiquer la non-violence quand il s’agit d’un simple siège libre dans un tram ou d’une querelle qui s’envenime dans un bistrot. Mais c’en est une toute autre de l’exiger quand cela signifie prendre le risque que ses enfants soient enlevés et tués, que sa compagne soit violée, son père torturé, ou que sa famille entière soit pulvérisée sous les bombes. Israël et les territoires palestiniens n’ont pas pour voisins l’Autriche, la France ou l’Allemagne. Depuis l’Europe, le fossé entre les positions et les perspectives d’Israël et des Palestiniens paraît infranchissable – et la seule convergence encore envisageable à l’aune d’une rationalité héritée des Lumières, à savoir, avec Lessing, que tous sont des êtres humains, semble désormais bien dérisoire.

4.1. Asymétries israéliennes-palestiniennes

Une réflexion sur les conflits violents, ainsi que sur les possibilités de les interrompre, de les résoudre et d’instaurer une paix durable, repose sur des concepts théoriques visant à décrire et à comprendre les confrontations, leurs causes, leurs motivations, leurs évolutions, leurs objectifs et les intérêts en jeu. Les modèles et les catégories permettant de rendre compte aussi justement que possible des perceptions et des expériences des parties prenantes au conflit, ainsi que de celles des personnes affectées, jouent ici un rôle essentiel. Dans ce contexte, une approche récente particulièrement stimulante avance l’hypothèse que l’intransigeance et la vigueur des démarcations réciproques pourraient précisément être liées à la proximité structurelle entre les conceptions juive et palestinienne de leur propre identité. « Les récits dominants du sionisme et du nationalisme palestinien diffèrent certes profondément, mais ils partagent une syntaxe et une grammaire remarquablement similaires. Un trait commun aux deux grands récits historiques réside dans le fait que chacun – tout en posant comme fondement l’expérience d’une catastrophe originelle – nie, explicitement ou implicitement, la catastrophe vécue par l’autre. […] Chaque camp est convaincu d’être la victime ultime de l’histoire, tout en niant ou en minimisant la souffrance de l’autre pour renforcer sa propre position. »[39] Si cette observation s’avère juste, le véritable enjeu ne consisterait pas tant à déterminer comment les parties pourraient s’approcher progressivement l’une de l’autre depuis leurs positions respectives, qu’à réfléchir à la manière dont on pourrait différencier de manière adéquate des récits d’origine, de communauté et d’identité qui s’expriment dans des revendications analogues.

Les solutions aux conflits sont soit imposées de manière autoritaire et violente, soit obtenues à travers des processus de dialogue complexes et laborieux. Dans le second cas, il faut partir du principe que les sujets de la négociation se trouvent dans une relation potentiellement très asymétrique, qu’ils ne partagent pas nécessairement la même volonté de parvenir à un accord, qu’ils poursuivent des intérêts divergents, qu’ils disposent de ressources, de moyens et de perspectives inégales, et qu’ils subissent des pressions contradictoires, soit pour aboutir à une entente, soit pour l’empêcher. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, les possibilités de dialogue sont lourdement entravées par les asymétries violentes entre les parties, qu’il est impératif de ne pas perdre de vue.

(1.) Alors qu’Israël est un État souverain reconnu en droit international, 46 États – parmi lesquels des acteurs majeurs comme Israël lui-même, les États-Unis et la majorité des pays européens – refusent encore de reconnaître la souveraineté de l’État palestinien. La résolution A/RES/ES-10/23 adoptée le 10 mai 2024 par l’ONU, qui accorde à l’État de Palestine un siège à l’Assemblée générale et recommande son admission en tant que membre à part entière des Nations Unies (avec, entre autres, une abstention de la Suisse, de l’Allemagne et de l’Autriche), ne change rien à cette situation. Contrairement à Israël, la patrie du peuple palestinien ainsi que sa souveraineté territoriale et politique demeurent incertaines et contestées. Cela se manifeste notamment dans l’occupation israélienne des territoires palestiniens, qui perdure depuis près de six décennies (depuis la guerre des Six Jours de 1967). À ce jour, la solution à deux États – dont une version avait été élaborée notamment avec la contribution de la Suisse dans le cadre de l’« Initiative de Genève » (2003) – est largement perçue comme irréaliste. Toutefois, un avis juridique présenté le 19 juillet 2024 par la Cour internationale de justice sur le conflit au Proche-Orient déclare illégale, au regard du droit international, l’occupation israélienne des territoires palestiniens, y compris de la bande de Gaza, et exige un retrait complet et rapide d’Israël, tout en laissant la porte ouverte à une solution négociée.[40] Cela pourrait redonner un nouvel élan au modèle de la solution à deux États.

(2.) L’identité d’Israël est indissociable de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme qui traversent toute l’histoire juive et ont culminé dans la Shoah. « Aujourd’hui, contester ou combattre le droit d’Israël à exister est un acte antisémite. Pourquoi ? Parce qu’Israël, en tant qu’État juif, représente pour chaque Juif dans le monde la garantie ultime de survie – donc d’existence. En conséquence, lui retirer ce droit revient à pratiquer une hostilité envers les Juifs. »[41] Toute la portée historique de cette remarque de Michael Wolffsohn se révèle lorsqu’on la replace dans le contexte du passé. Le droit d’émigrer (Ius emigrandi), codifié dans la paix religieuse d’Augsbourg en 1555, reconnaissait à toute personne le droit de quitter un territoire pour des raisons de foi ou de conscience afin de s’installer dans une région gouvernée par une religion (ou confession) compatible. Ce droit a donné naissance au droit moderne à la liberté de circulation, selon lequel aucun lieu ne peut être imposé comme unique et sans alternative à une personne. En effet, restreindre l’espace vital d’un individu à un seul endroit, en niant toute possibilité de déplacement, est incompatible avec ses libertés fondamentales. L’antisionisme et l’antisémitisme, qui connaissent aujourd’hui une recrudescence, ont un effet doublement pernicieux : ils remettent en cause le droit d’Israël à exister et rendent en parallèle le reste du monde de plus en plus hostile et invivable pour les Israéliens et les Juifs. L’antijudaïsme et l’antisémitisme présents aussi en Suisse contribuent donc directement à l’aggravation du conflit israélo-palestinien. En effet, ils fournissent à l’État israélien des raisons légitimes de maintenir, voire de renforcer, une doctrine sécuritaire hégémonique et violente, considérée comme un ultime recours pour assurer la protection d’Israéliens et de Juifs dont les lieux de vie dans le monde se réduisent.

(3.) Les conditions de vie indignes, précaires et sans perspective de la population palestinienne – « sans État, sous occupation, fragmentée, sans droits et expropriée »[42] –, auxquelles Israël contribue de manière massive et en violation du droit international, ne doivent pas être relativisées. Il est néanmoins essentiel de souligner que, contrairement à leurs voisins juifs, les Palestiniens ne sont pas – et n’ont pas été – en tant qu’ethnie victimes ou menacés d’un génocide ou d’une extermination. C’est pourquoi assimiler la Shoah juive à la Nakba palestinienne est non seulement erroné, mais aussi profondément cynique. Il en va de même pour certaines comparaisons faites du point de vue des actes : en premier lieu, l’analogie entre la politique israélienne à l’égard des Palestiniens et le régime d’apartheid sud-africain.

(4.) Les Palestinien·nes ne portent aucune responsabilité dans la Shoah, mais Israël et les colons sionistes ont largement contribué à la Nakba. Selon le plan de partage de l’ONU de 1947 (Résolution 181 [II]), le territoire sous mandat britannique devait être réparti à environ 56 % en faveur d’un État juif – pour une population juive représentant alors environ 30 % – et à environ 43 % pour un État palestinien – destiné à une population arabe représentant environ 70 %. La région de Jérusalem devait, quant à elle, bénéficier d’un statut international spécial. À la suite de la première guerre israélo-arabe entre 1947 et 1949, que le monde arabe désigne sous le nom de Nakba (« catastrophe »), quelque 700 000 à 750 000 Palestinien·nes durent fuir ou furent expulsé·es de ce qui constitue aujourd’hui le territoire de l’État d’Israël (correspondant à 77 % de l’ancien mandat britannique). En dépit de la résolution 194 adoptée par l’ONU en 1948, qui posait le principe d’un droit au retour pour les réfugiés palestiniens, la législation israélienne interdit, depuis le début des années 1950, à ces réfugié·es de retourner dans leur pays d’origine ou d’obtenir la nationalité israélienne.[43]

(5.) La situation juridique, tant au regard de l’État de droit que du droit international, est extrêmement précaire au Moyen-Orient. De nombreux groupes, États ou instances étatiques se réservent le droit extra legem d’« éliminer des ennemis, sans accusation ni procès. Lorsque de telles pratiques se répandent – parfois de manière systématique et assumée, parfois de manière clandestine, mais difficilement dissimulable sur le long terme –, il ne faut pas s’étonner, à terme, de ne plus trouver aucun interlocuteur disposé à s’engager dans des négociations de paix. Le recours à la loi du plus fort et à la justice expéditive existe dans tous les camps – contre ‘l’ennemi’ aussi bien que contre ses propres membres, dès lors qu’ils sont perçus comme déviants ou déloyaux. »[44] Ces dérives ne sont pas uniquement le reflet de gouvernements ou d’appareils étatiques corrompus, indifférents aux principes de l’État de droit. Elles sont aussi alimentées par les expériences négatives vécues avec les institutions du droit international et par une profonde désillusion face au manque de reconnaissance et de soutien équitable de la part de la communauté internationale.

4.2. Entre expulsion, diaspora et patrie

Il n’existe pas de conception unifiée de l’identité israélienne ou palestinienne. Il serait vain de chercher une voix unique, et une erreur de considérer certaines déclarations individuelles comme représentatives. La pluralité et l’hétérogénéité des conceptions de soi et de leur interprétation ne constituent pas un manque, mais bien une caractéristique de cultures dynamiques, ouvertes, enracinées dans le présent et l’interaction. Dans ce sens, le dialogue fictif qui suit se suffit certes à lui-même, mais il offre, du point de vue d’acteurs compétents et directement concernés, un aperçu de certains arrière-plans possibles du conflit.

La sociologue franco-israélienne Eva Illouz a prédit que, dans deux siècles, les historiens se demanderont avec perplexité : « Pourquoi les Juifs réagissent-ils partout dans le monde avec autant de rapidité et de détermination face à l’antisémitisme, tout en étant si lents à comprendre les violations flagrantes et répétées des droits humains par Israël, ainsi que son racisme d’État ? La réponse est simple : ils projettent leur propre sentiment de vulnérabilité sur Israël et s’appuient sur l’antique récit du ‘rejet des nations’ pour donner un sens à ses agissements. Ils font ainsi d’Israël le prolongement de leur propre insécurité, nourrie par une mémoire collective centrée sur la Shoah – une mémoire, ironie du sort, entretenue précisément par les États (non juifs) dans lesquels les communautés juives de la diaspora ont vécu, se sont développées, voire ont connu leur âge d’or. […] Tandis que la diaspora se sent structurellement en insécurité, les Israéliens vivent dans un État obsédé par la sécurité. Là où les premiers se perçoivent comme des victimes, les seconds se voient dans la puissance. Alors que les premiers ont toujours valorisé les droits humains et continuent de s’y référer pour garantir leur existence, les seconds – du moins les Israéliens de droite – considèrent que ces mêmes droits mettent en péril leur survie. Pendant que les premiers évoluent dans un monde cosmopolite, les seconds ont creusé les fossés ethniques de leur État au point qu’Israël se trouve aujourd’hui isolé, tant en raison de sa politique étrangère que de son caractère ethniquement exclusif. »[45]

Illouz met en lumière les contradictions internes des perceptions que les juifs ont d’eux-mêmes, en les situant sur la ligne de fracture entre l’exil et la patrie. Il ne s’agit pas ici – comme c’est souvent le cas dans les débats politiques occidentaux – d’un conflit entre différentes convictions politiques ou morales, mais d’une opposition entre des attitudes enracinées dans des modes d’existence divergents. Si l’histoire juive de l’exil et de la diaspora a façonné une identité marquée par l’autonomie et un universalisme affranchi des préoccupations nationales et des calculs étatiques, cette perspective cosmopolite, tournée vers « l’humanité dans son ensemble »[46], apparaît comme menaçante et étrangère à la pensée étatique nationaliste. Alors que la souveraineté nationale tend à se distancier des idéaux universalistes et cosmopolites, les cultures diasporiques sont, quant à elles, peu réceptives au patriotisme et à l’identité nationale. Pour un côté, le cosmopolitisme et l’universalisme sont souvent vécus sous le mode de l’aventure exotique, ou comme une exigence morale suscitées par ces mêmes étrangers (on pense ici aux politiques européennes en matière d’asile et d’immigration). De l’autre, l’État est perçu comme un lieu de résidence temporaire, exerçant une pression à l’assimilation (comme en exil ou en diaspora), ou comme une communauté hybride, qui peut tantôt inclure tantôt exclure (selon la promesse divine faite à Abraham ou selon la conception du « pays natal portatif » d’Heinrich Heine : « Un livre est leur patrie, leur bien, leur souverain, leur bonheur et leur malheur. Ils vivent entre les pages de ce livre, c’est là qu’ils exercent leur citoyenneté, là qu’on ne peut les expulser ni les mépriser ; c’est là qu’ils sont forts et dignes d’admiration. »[47]) Cette coexistence impossible entre une identité patriote-nationale et un universalisme nomade-cosmopolite constitue une tension fondamentale dans la construction de l’identité juive à l’ère des États-nations.

L’Américano-palestinien Edward W. Said, né à Jérusalem, professeur de littérature anglaise et de littérature comparée, ainsi que cofondateur des études postcoloniales, a profondément renouvelé la compréhension du conflit israélo-palestinien. Ses réflexions sur l’identité palestinienne font écho au diagnostic d’Eva Illouz : « Je ne pense pas exagérer en affirmant que les Palestiniens, malgré l’attention soudaine dont ils font parfois l’objet, continuent d’être perçus – y compris par certains des leurs – comme un agrégat de caractéristiques fondamentalement négatives. Dans ces conditions, accéder à une autodétermination palestinienne pleine et entière demeure extrêmement difficile, car l’autodétermination suppose l’existence d’un “soi” clair et reconnaissable à déterminer. L’exil et la dispersion rendent ce problème particulièrement évident. Pendant une grande partie de ce siècle, les Palestiniens se sont manifestés sur la scène historique mondiale avant tout par le biais du rejet et du refus. Ils ont été associés à l’opposition au sionisme, au “noyau” du problème proche-oriental, au terrorisme, à l’intransigeance – une longue liste peu flatteuse. Ils ont eu la malchance extraordinaire de se trouver face à un puissant argument justifiant l’invasion coloniale de leur terre natale, tout en affrontant – sur le plan international et moral – peut-être l’adversaire le plus complexe moralement qui soit : les Juifs, avec leur longue histoire de persécutions et de terreur. L’illégitimité absolue du colonialisme de peuplement [israélien] est largement relativisée, voire annulée, lorsqu’il s’inscrit dans un projet juif de survie passionnément investi, qui mobilise le colonialisme de peuplement pour ordonner son propre destin. »[48]

Said décrit une profonde crise de l’identité palestinienne, marquée par un renversement du sentiment de fierté en autodépréciation et en stigmatisation par les autres – en particulier par l’Occident. À cela s’ajoute un piège moral : face à l’histoire exceptionnellement tragique du peuple juif, toute protestation palestinienne contre son propre sort – infligé par Israël – se trouve comme muselée. Israël, envisagé comme un « projet de survie », délégitime la critique de ceux qui en sont devenus les victimes. Ce qui surprend, c’est que Said attribue cette position dominante dans les sociétés américaine et européenne… également au peuple palestinien lui-même. Ses remarques sur l’identité palestinienne rejoignent de façon frappante la description qu’Eva Illouz fait de l’image qu’Israël se construit de lui-même, toutes deux révélant une insécurité existentielle profonde et un doute radical quant à soi-même. Les causes, en revanche, sont diamétralement opposées : la société israélienne se débat dans la transition de son ancien statut victime en situation de diaspora vers celui, aujourd’hui, de puissance et d’agente de violence ; à l’inverse, la société palestinienne est confrontée à un mouvement inverse, une plongée dans l’impuissance consécutive à l’exil forcé, la fuite de sa terre natale vers des camps de réfugiés ou des zones de relégation, marquées par la dépossession, l’humiliation, la dégradation, et au mieux, une simple tolérance sans aucun avenir assuré. Les mémoires culturelles et les conditions de vie concrètes des deux sociétés se croisent sans jamais se rencontrer. La société israélienne n’a pas de passé ottoman ; la population palestinienne n’a pas de figure abrahamique porteuse d’une promesse territoriale. Côté palestinien, il n’y a plus d’espérance – sa légitimité même étant mise en doute ; côté israélien, c’est l’accomplissement de l’espérance qui suscite l’inconfort – dont la réalisation semble toujours contredite par la réalité elle-même.

Les réalités politiques sont, comme on pouvait s’y attendre, analysées de manière divergente par Eva Illouz et Edward Said. Ce dernier rejette notamment l’accusation – désormais aussi courante dans certaines sphères ecclésiales – qui qualifie Israël d’État d’apartheid[49] : « Je ne doute pas qu’un Palestinien un tant soit peu lucide sache […] qu’en y réfléchissant sérieusement, toute comparaison réelle entre Israël et l’Afrique du Sud vacille, dès lors qu’on mesure la différence entre des colons blancs en Afrique et des Juifs fuyant l’antisémitisme européen. » Pourtant, ajoute-t-il, « les victimes, en Afrique comme en Palestine, sont blessées et marquées d’une manière similaire, même si les bourreaux ne sont pas les mêmes. Mais ce lien entre les peuples non européens opprimés a éloigné les Juifs, qui ont opté sans réserve pour l’Occident et ses méthodes en Palestine. »[50] À côté de la distinction entre égalité des victimes et inégalité des bourreaux, Said met en lumière une seconde différence longtemps négligée dans les débats occidentaux, car elle implique directement l’Occident lui-même. En ce qui concerne sa fondation, l’État d’Israël est un produit du colonialisme occidental ; quant à son développement institutionnel, son auto-représentation politique et, surtout, sa fonction métapolitique et narrative, Israël s’affirme comme un représentant du système étatique occidental. Said distingue à ce titre deux dimensions dans cette fonction métapolitique : (1) La dimension généalogique, fondée sur l’origine, la parenté et la filiation, qui se manifeste dans les institutions politiques ; (2) La dimension accumulative, qui porte sur l’extension du pouvoir, de la terre et de la légitimité, et s’accompagne de l’exclusion ou de la suppression d’autres personnes et groupes, d’autres idées et légitimités antérieures.[51]

Illouz affronte de front la tension entre les deux dimensions mises en évidence par Said lorsqu’elle affirme qu’« la “sécurité de l’État” et la “sécurité des Juifs” ne sauraient indéfiniment servir de substitut à une véritable politique et à des positions morales »[52]. Les stratégies de (sur)vie développées au fil des siècles d’histoire diasporique et d’exil ne sauraient, selon elle, constituer ni un étalon, ni une base de légitimation pour la politique menée par l’État d’Israël. Même si l’État demeure en situation d’insécurité et si le peuple reste menacé, l’ancienne réponse diasporique à la question de la sécurité a, elle aussi, perdu sa validité. Mais que faire alors, lorsque la promesse, si longtemps portée dans l’exil, d’un « chez-soi en sécurité » se mue en cauchemar au sein même de ce « chez-soi » ? Que signifie mener une « véritable politique » et adopter des « positions morales » ? Ces questions sont au cœur d’un débat passionnant entre auteurs juifs israéliens autour du statut à accorder aux traditions, aux cultures et aux héritages de la diaspora juive. Doivent-ils – et peuvent-ils encore – constituer une référence et un repère pour la politique israélienne ? Si ce n’est plus le cas, pourquoi ? Et si cela l’est toujours, alors de quelle manière, selon quelle perspective, avec quels risques ? D’un point de vue réaliste, ces interrogations jouent à peu près le même rôle que cette vérité biblique poir les politiques ecclésiales contemporaines : « Car nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » (Hébreux 13:14). Rapporté à l’histoire de la promesse juive et de ses prémisses bibliques, Israël est un État étonnamment « normal » – ce qui dissuada d’ailleurs nombre de Juifs orthodoxes d’y émigrer après sa fondation. Israël ne se distingue des autres États occidentaux que par quelques traits spécifiques : (1) il est à la fois un État religieux et séculier, et ne possède toujours pas de Constitution formelle ; (2) il doit composer avec un héritage fondationnel singulier ; (3) sa vie sociale et politique est fortement marquée par la diversité des courants religieux issus des vagues d’immigration juive ; (4) il est né et s’est développé dans un rapport conflictuel avec ses voisins ; (5) enfin, il maintient une relation explosive avec ceux-ci, portée notamment par l’adhésion affirmée du monde occidental à son projet.

Said critique la « normalisation » occidentale d’Israël en y voyant un processus d’aliénation du peuple juif à l’égard des peuples non européens opprimés, voire une trahison de sa propre généalogie au profit d’une politique hégémonique d’accumulation de terres, de pouvoir et de légitimité. À ses yeux, l’attachement d’Illouz à un État israélien structuré sur le modèle occidental de l’État de droit revient à conclure un pacte faustien d’ordre (néo)colonial. Cette critique repose sur l’idée qu’il existe des conditions et des potentialités de coexistence entre les peuples non européens historiquement opprimés, de la période coloniale jusqu’à nos jours. Israël mène des guerres pour se défendre contre les attaques de ses voisins, mais les sécurités acquises par ces confrontations militaires l’éloignent progressivement de l’idéal fondateur de l’État juif. C’est Said – qui s’est un jour décrit, à moitié ironiquement, comme « le dernier intellectuel juif » – et non les ultraorthodoxes dont les idéologies de plus en plus réactionnaires imprègnent la politique israélienne, qui pose la question cruciale de la signification et de la pertinence de l’histoire diasporique juive pour l’identité étatique et sociétale d’Israël. Cette interrogation, jadis portée par des figures telles que Franz Rosenzweig, Martin Buber, Hannah Arendt, Judith Butler et bien d’autres, est aujourd’hui de plus en plus discréditée. En rejetant cette question par voie officielle, la politique israélienne actuelle risque non pas de perdre son statut d’État laïque à l’occidentale, mais bel et bien celui d’État du peuple juif.[53]

5. Des récits qui donnent sens au monde

Les remarques d’Eva Illouz et d’Edward Said jettent un éclairage nouveau sur le conflit israélo-palestinien en l’inscrivant dans un cadre d’analyse élargi. Pour la sociologue, Israël se trouve pris entre l’identité diasporique juive et l’idéal occidental de l’État de droit ; pour le critique littéraire, Israël, en s’alignant sur l’Occident, a rompu le pacte alternatif qu’il aurait pu conclure avec la Palestine. Cette tension peut être illustrée à travers une proposition de l’historien Charles S. Maier, selon laquelle la fin du XXe siècle – marquée par deux guerres mondiales, une ère bipolaire et une mondialisation fulgurante – a vu émerger deux méta-récits concurrents visant à donner sens à ce siècle tumultueux. Il s’agit de grandes narrations morales, portant sur le Bien et le Mal, la faute et le traumatisme, enracinées dans des catastrophes, mais proposant une interprétation globale de ce siècle parmi les plus violents de l’histoire.[54] Ces méta-récits ne racontent pas simplement des événements historiques, mais offrent plutôt des cadres d’interprétation englobants pour différentes périodes historiques : le récit de la Shoah, en tant que rupture civilisationnelle absolue, et le récit postcolonial, en tant qu’expression d’expériences universelles de violence, de résistance et d’inégalités.[55] Ces deux récits s’ancrent dans des régions du monde distinctes. « Le récit occidental […] met l’accent sur la Shoah et/ou les massacres de masse stalinistes comme les expériences historiques culminantes du siècle. Parfois, on insiste sur leurs différences, parfois sur leur parenté dans le cadre du concept de terreur totalitaire. »[56] Dans ce contexte, la Shoah est perçue comme un retour à la barbarie, s’inscrivant dans un récit de progrès historique marqué par l’humanisme, les Lumières, l’évolution et le rationalisme, incarné dans les démocraties libérales fondées sur les droits humains et civiques. À l’extérieur du monde atlantique, « le récit alternatif des atrocités morales suppose que la domination occidentale sur les pays autrefois dits du ‘tiers-monde’ constitue la trame historique décisive du siècle. Bien que la domination coloniale formelle ait pris fin, « son méta-récit continue de souligner les inégalités économiques persistantes entre centre et périphérie, entre sociétés développées et moins développées, comme héritage durable de cette domination »[57].

Dans le choix d’un horizon moral d’interprétation, il ne s’agit pas de reconnaître ou de nier les événements historiques auxquels il se réfère. Adhérer au récit de la Shoah ne revient pas à nier la réalité du colonialisme, mais à contester sa fonction en tant que catégorie historique suprême. De même, adopter le récit du colonialisme ne revient pas à nier la Shoah, mais à refuser à cette dernière un statut normatif exclusif pour comprendre le passé. Les récits produisent du sens, non pas de la vérité. La manière dont le passé est perçu influence la façon dont le présent est évalué et dont l’avenir est envisagé. C’est en cela que les récits entrent en rapport de concurrence, de contraste ou d’exclusion mutuelle. Les controverses actuelles autour du conflit israélo-palestinien peuvent être structurées à l’aide de ces méta-récits. Eva Illouz constate qu’Israël oscille entre le triomphe occidental sur l’horreur et une fidélité postcoloniale à une libération encore attendue. Cette ambivalence amène l’État israélien à se comporter comme un peuple opprimé engagé dans une lutte de libération, au lieu de s’aligner, avec assurance, sur le récit de la Shoah du côté de l’humanité victorieuse. À l’inverse, pour Edward Said, l’identité palestinienne née de la Nakba et la véritable identité israélienne issue de la Shoah s’inscrivent dans le cadre du récit postcolonial. Paradoxalement, le récit de la Shoah (et non la Shoah elle-même) apparaît comme une identité plaquée sur Israël par l’Occident, qui masque l’existence authentique de la Shoah vécue par le peuple juif dans le cadre du récit postcolonial.[58]

Parce que les individus, les communautés, les sociétés et les États fondent leur identité sur des récits, ceux-ci ne sont pas interchangeables et – s’ils le sont – ne le sont qu’avec une extrême difficulté. C’est ce qui explique l’irréconciliabilité avec laquelle s’affrontent des récits identitaires alternatifs, ainsi que la violence qu’ils peuvent engendrer. Une solidarité qui s’aligne sur de tels récits dissimule en réalité un potentiel de violence considérable. Ce potentiel s’amplifie lorsque ces récits – comme c’est le cas ici – réagissent de manière morale à des structures systémiques de violence inhumaine. Dès lors, le risque latent est d’instrumentaliser ces récits pour mettre la légitimité, la reconnaissance et les revendications de différents groupes de victimes en opposition. L’exclusivité d’un point de vue centré sur ses propres victimes engendre une violence monstrueuse qui rend les autres victimes invisibles, les efface, les liquéfie une seconde fois et leur dénie systématiquement leur « dignité de deuil » (Judith Butler) et leur « droit d’avoir des droits » (Hannah Arendt). Pris au piège de ce schéma moral (!), on ne recule devant aucune brutalité. Si les « autres » victimes n’existent pas, il devient superflu de se poser des questions sur leur nombre, leur sexe, leur âge, leur statut familial, leur culpabilité ou leur innocence.

La proposition de Maier offre un outil heuristique pour approfondir la compréhension de l’histoire longue d’un conflit violent ponctué de pics de cruauté toujours renouvelés. Elle permet d’expliquer non seulement la stabilité de cette confrontation, mais aussi sa curieuse duplication dans les débats enflammés et hostiles qu’elle suscite – y compris au sein des Églises. La force des convictions morales repose sur le rejet de ce qui est extérieur. La morale ne reconnaît pas d’extra nos et elle fonctionne de manière aussi impressionnante que fatale selon une logique d’autoréférence. Même une morale de la non-violence n’échappe pas à cette dynamique. Elle s’impose en présupposant que les conflits violents résultent d’un déficit ou d’un manque de morale. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai : un excès de morale génère une certitude intérieure d’agir « de manière juste », qui efface tout doute. Le problème de la violence dans le conflit israélo-palestinien ne tient donc pas à une absence de morale, mais bien à une surdétermination morale et à une obsession morale.

Si Abraham était un Juif contemporain, il aurait sans doute adressé à Benyamin Netanyahou, alors Premier ministre, et à son ministre de la Défense de l’époque, Yoav Gallant, la même question qu’il posait jadis à Dieu lorsqu’il apprit que ce dernier projetait de détruire entièrement les populations de Sodome et Gomorrhe : « Vraiment ? Vas-tu faire périr le juste avec le coupable ? Peut-être se trouvent-il cinquante justes dans la ville. Les feras-tu périr et n’épargneras-tu pas ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de toi d’agir ainsi, de faire mourir le juste avec le coupable, de sorte qu’il en soit du juste comme du coupable ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n’exercera-t-il pas la justice ? » (Genèse 18,23–25). Abraham insista tant auprès de Dieu qu’il réussit à ramener le seuil à dix justes (cf. Genèse 18,32). Omri Boehm raconte l’histoire de son héros Abraham comme celle d’un homme porté par une foi inébranlable en une justice universelle, à laquelle même son Dieu dut se soumettre.[59] Ce contre-récit biblique à toutes les justifications morales de la violence dans le monde n’ébranlera cependant ni les protagonistes du conflit, ni les enfants du kibboutz criblé de balles par les terroristes, ni les enfants du jardin d’enfants bombardé par l’armée israélienne, dans la cave duquel le Hamas avait entreposé des armes. Comment pourraient-ils être touchés par dix enfants, quand les récits qui légitiment leurs actions sont devenus inébranlables ?

[1] Aron Ronald Bodenheimer, Seid auf der Hut vor den Gewaltlosen. Zwei Reden, Zürich 2005, 29.

[2] Elad Lapidot, Kritik der diasporischen Vernunft – zu Judith Butler: Berliner Review, No. 8, Januar 2025 (online-Ausgabe).

[3] Wolfgang Lienemann, Rechtsfrieden im Land von Bibel und Koran? Eine Kantische Perspektive und die Genfer Initiative von 2003: Christiane Fröhlich/Tanja Rother (Hg.), Zum Verhältnis von Religion und Politik im Nahostkonflikt: Dokumentation einer interdisziplinären Vortragsreihe an der Forschungsstätte der Evangelischen Studiengemeinschaft e.V., Heidelberg 2006, 11–46 (12).

[4] https://www.haaretz.com/2012-08-16/ty-article/germanys-most-important-philosopher-issues-an-urgent-call-for-democracy/0000017f-e9d0-df5f-a17f-fbde0ee20000; zit. n. Omri Boehm, The German Silence on Israel, and Its Cost: The New York Times, March 9, 2015: https://archive.nytimes.com/opinionator.blogs.nytimes.com/2015/03/09/should-germans-stay-silent-on-israel/.

[5] Omri Boehm, Israel – Eine Utopie, Berlin 2020.

[6] Theodor W. Adorno, Kants «Kritik der reinen Vernunft» (1959). Nachgelassene Schriften, Abteilung IV: Vorlesungen, Bd. 4, Frankfurt/M. 1995, 99.

[7] Boehm, Israel, 13.

[8] Voir Max Weber, Politik als Beruf: Id., Wissenschaft als Beruf 1917/1919. Politik als Beruf 1919. StA MWG, Bd. I/17, Tübingen 1994, 35–88.

[9] Boehm, Israel, 13–15.

[10] Hannah Arendt, Von der Menschlichkeit in finsteren Zeiten. Rede über Lessing, München 1960, 12.

[11] Hannah Arendt, Wahrheit und Politik: dies., Wahrheit und Lüge in der Politik. Zwei Essays, München 2013, 44–92 (49).

[12] Arendt, Wahrheit, 51.

[13] Arendt, Wahrheit, 56.

[14] Arendt, Wahrheit, 57f.

[15] Arendt, Wahrheit, 63.

[16] Arendt, Menschlichkeit, 19.

[17] Wolfgang Lienemann, Anmerkungen zur «Kundgebung für die Opfer des Krieges in Gaza und Israel». Unveröff. Manuskript, Bern, 9./10.1.2009, 2.4.

[18] Les causes et les évolutions de ce conflit violent, d’abord marqué par le terrorisme puis par la guerre, sont bien documentées et ne nécessitent pas d’être détaillées ici. Pour une analyse approfondie de la genèse, du déroulement et du contexte du conflit, voir : Wolfgang Kraushaar, Israel: Hamas, Gaza, Palästina. Über einen scheinbar unlösbaren Konflikt, Hamburg 2024; Lihi Ben Shitrit (Hg.), The Gates of Gaza: Critical Voices from Israel on October 7 and the War with Hamas, Berlin, Boston 2024.

[19] Voir Schweizerischer Israelitischer Gemeindebund SIG/GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus, Antisemitismusbericht 2024 für die deutsch-, die italienisch und die rätoromanisch-sprachige Schweiz, Zürich 2025; Claude Longchamp et al., Kritik an Israel nicht deckungsgleich mit antisemitischen Haltungen. Antisemitismus-Potenzial in der Schweiz neuartig bestimmt. Schlussbericht zur Studie «Anti-jüdische und anti-israelische Einstellungen in der Schweiz». gfs.bern, Bern, 28. März 2007; Reformierte Kirche Zürich, Offener Brief an die jüdischen Gemeinden und die jüdischen Mitbürger:innen Zürichs, Zürich, 30. Oktober 2023: https://reformiert-zuerich.ch/portal/plugins/DPGportalKG/dl/F-1743412378-e6978b77d7edd42e0c84a82816cd80d8.pdf.

[20] UN Women statement on the situation in Israel and Gaza: https://www.unwomen.org/en/news-stories/statement/2023/12/un-women-statement-on-the-situation-in-israel-and-gaza.

[21]  Voir Eva Illouz, How the Left Became a Politics of Hatred Against Jews: Haaretz February 3, 2024: https://www.haaretz.com/opinion/2024-02-03/ty-article-opinion/.highlight/how-the-left-became-a-politics-of-hatred-against-jews/0000018d-6562-d7f7-adcf-6def4fe50000; Henriette Haas, Antisemitische Desinformation und Propaganda im Gewand von Wissenschaft. Anti-Kolonialismus und Anti-Zionismus auf dem Prüfstand: Praxis der Rechtspsychologie 34/2024, 201–212.

[22] Orit Sulitzeanu, Im Trauma alleingelassen: IPG 19.12.2023: https://www.ipg-journal.de/regionen/naher-osten/artikel/im-trauma-alleingelassen-7198/; Voir Liza Rozovsky, 15 Witnesses, Three Confessions, a Pattern of Naked Dead Bodies. All the Evidence of Hamas Rape on October 7: Haaretz Apr 18, 2024: https://www.haaretz.com/israel-news/2024-04-18/ty-article-magazine/witnesses-confessions-naked-dead-bodies-all-the-evidence-of-hamas-rape-on-oct-7/0000018e-f114-d92e-abfe-f77f7e3f0000; Carmit Klar-Chalamish, Silent Cry. Special Report by the Association of Rape Crisis Centers in Israel. The Association of Rape Crises Centers in Israel, Tel Aviv, February 2024; Office of the Special Representative of the Secretary-General on Sexual Violence in Conflict, Mission report. Official visit of the Office of the SRSG-SVC to Israel and the occupied West Bank 29 January – 14 February 2024, New York, 4 March 2024 sowie Human Rights Watch, «I Can’t Erase All the Blood from My Mind.» Palestinian Armed Groups’ October 7 Assault on Israel, New York 2024.

[23] Lienemann, Anmerkungen, 2f.

[24] Lienemann, Anmerkungen, 6.

[25] Voir Jan Busse/Stephan Stettler, Israels Skepsis gegenüber den UN: Vereinte Nationen 3/2018, 99–104; Alex Feuerherdt/Florian Markl, Vereinte Nationen gegen Israel. Wie die UNO den israelischen Staat delegitimiert, Berlin 2018.

[26] Voir Didier Fassin, Der ungleiche Wert palästinensischen Lebens: Berlin Review, No. 1, Februar 2024.

[27] Voir Petra Wild, Apartheid und ethnische Säuberung in Palästina, Wien 2013.

[28] Mitri Raheb, Stop Praying for Gaza!: https://theimeu.medium.com/stop-praying-for-gaza-1b15658444de.

[29] Raheb, Praying.

[30]  Lienemann, Anmerkungen, 6.

[31]  Lienemann, Anmerkungen, 6.

[32]  Voir: Joseph Croitoru, Die Hamas. Herrschaft über Gaza, Krieg gegen Israel, München 2024; Netanel Flamer, The Hamas Intelligence. War against Israel, Cambridge, New York, Melbourne 2025; Paola Caridi, Hams. From Resistence to Regime. Revised and updated Ed., New York 2023; Somdeep Sen, Decolonizing Palestine. Hamas between the Anticolonial and the Postcolonial, New York 2020; Congressional Research Service, Hamas: Background, Current Status, and U.S. Policy. CRS Reports, October 23, 2024: https://www.congress.gov/crs-product/IF12549.

[33] Rand Corporation, Lessons from Israel’s Wars in Gaza, 2017, 8.

[34]  Voir à ce sujet également la propre mise en récit de la part du Hamas : Our Narrative… Operation Al-Aqsa Flood, datée du 21 janvier 2024.

[35] Voir Eric A. Heinze, International Law, Self-Defense, and the Israel-Hamas Conflict: Parameters 54/2024, 71–86.

[36]  Statement of ICC Prosecutor Karim A. A. Khan KC: Applications for arrest warrants in the situation in the State of Palestine, 20 May 2024: https://www.icc-cpi.int/news/statement-icc-prosecutor-karim-aa-khan-kc-applica-tions-arrest-warrants-situation-state

[37] Illouz, Left.

[38] Voir Frank Mathwig, Frieden stiften – nur ein frommer Wunsch? Zum Umgang mit Gewalt in Theologie und Kirche: https://www.evrefblog.ch/wp-content/uploads/2024/09/Mathwig-Frieden-stiften-%E2%80%93-nur-ein-frommer-Wunsch.-Zum-Umgang-mit-Gewalt-in-Theologie-und-Kirche-3.0-2.pdf.

[39]  Bashir Bashir/Amos Goldberg, Introduction. The Holocaust and the Nakba: A New Syntax of History, Memory, and Political Thought: dies. (Hg.), The Holocaust and the Nakba. A New Grammar of Trauma and History, New York 2019, 1–42 (2) [eigene Übersetzung].

[40] Voir International Court of Justice, Legal Consequences arising from the Policies and Practices of Israel in the Occupied Palestinian Territory, including East Jerusalem. Summary of the Advisory Opinion of 19 July 2024;  Claus Kress, Bei Gaza zu weit gegangen: https://www.lto.de/recht/hintergruende/h/israelische-besetzung-paelaestinensischer-gebiete-gaza-was-aus-dem-igh-gutachten-folgt; Département fédéral des affaires étrangères DFAE, Analyse des Gutachtens des Internationalen Gerichtshofs (IGH) vom 19. Juli 2024 zu den rechtlichen Folgen, die sich aus Israels Politik und Praxis im besetzten palästinensischen Gebiet, einschliesslich Ost-Jerusalem, ergeben, Bern, 26.1.2025.

[41] Michael Woffsohn, Eine andere Jüdische Weltgeschichte, Freiburg/Br. 2022, 301.

[42] Bashir/Goldberg, Introduction, 7.

[43] Voir, Muriel Asseburg, 75 Jahre nach der Nakba. Die Katastrophe dauert an: APuZ 18–19/2003, 46–52.

[44] Lienemann, Rechtsfrieden, 26.

[45] Eva Illouz, Israel. Soziologische Essays, Berlin 2015, 13.

[46] Illouz, Israel, 25.

[47] Heinrich Heine: Historisch-kritische Gesamtausgabe der Werke, Bd. 11, Hamburg 1978, 38f.; Voir Liliana Ruth Feierstein, Das portative Vaterland. Das Buch als Territorium: Bernd Witte (Hg.), Topographien der Erinnerung. Zu Walter Benjamins Passagen, Würzburg 2008, 216–225.

[48]  Edward W. Said, The Question of Palastine, New York 1980, 118f.

[49]  Voir la position influente dans le monde oecuménique de Ulrich Duchrow, Palästina/Israel als Beispiel von kolonialistischem Kapitalismus in theologischer Perspektive: Id./Hans G. Ulrich (Hg.), Religionen für Gerechtigkeit in Palästina/Israel. Jenseits von Luthers Feindbildern, Münster 2017, 166–202.

[50]  Said, Question, 119.

[51] Voir. Edward W. Said, Zionism from the Standpoint of Its Victims: Social Text, No. 1 (Winter, 1979),7–58 (11).

[52] Illouz, Israel, 14.

[53] Voir Judith Butler, Am Scheideweg, Judentum und die Kritik am Zionismus, Frankfurt/M. 2013; Lapidot, Kritik.

[54] Voir Charles S. Maier, Consigning the Twentieth Century to History. Alternative Narratives for the Modern Era: American Historical Review 105/2000, 807–831.

[55] Voir Maier, Century, 826.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Voir Bashir/Goldberg, Introduction.

[59] Voir Omri Boehm, Radikaler Universalismus. Jenseits von Identität, Berlin 2022, 53; Voir Id., The Binding of Isaac. A Religious Model of Disobedience, New York, London 2007, 34–40.

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Auteur

Frank Mathwig

Frank Mathwig

Prof. Dr. theol. Beauftragter für Theologie und Ethik

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