Le dernier essai de Giuliano da Empoli frappe par son réalisme et par sa capacité à dévoiler des aspects habituellement cachés de la politique actuelle. Comme si les liens que l’auteur met en lumière permettaient au lecteur ou à la lectrice d’entrer dans le monde des puissants et de mieux comprendre les mécanismes du pouvoir aujourd’hui à l’œuvre.
De l’assemblée générale de l’ONU à New York au palais royal saoudien en passant par Washington et Florence, da Empoli livre non seulement sa connaissance de certains faits mais également ses réflexions posées et documentées sur un nouvel âge du monde, L’heure des prédateurs.
Un scribe aztèque
Le but de l’ouvrage est clair : « saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place. » (p. 13). Da Empoli choisit une analogie historique lointaine pour poser le décor. Il compare la soumission des démocraties occidentales aux patrons de la « tech » depuis trente ans à celle de l’empereur aztèque Moctezuma II à l’arrivée des conquistadores (XVIe siècle).
Les puissants ne sont plus les maîtres du monde habituels, produits par la politique, démocratiquement ou autoritairement désignés, mais de nouveaux seigneurs promettant de nouveaux empires, de nouvelles connaissances et surtout un pouvoir illimité sur l’être humain. Dans cette analogie, da Empoli s’identifie à un « scribe aztèque », un observateur écrivain, expert en relations politiques et conseiller des maîtres du monde devenus obsolètes.
Les prédateurs
Après cette entrée en matière inquiétante, trahissant la culture et l’éducation classique et européenne de son auteur, la lectrice est parachutée à l’automne 2024 à New York pour l’assemblée générale de l’ONU. Et elle commence à comprendre ce que le scribe a en tête : faire passer les lecteurs de l’autre côté du miroir. Non plus les nouvelles des journaux ou des réseaux sociaux, mais des images, des flashs de ce que le scribe aztèque observe en coulisses.
Qui sont les prédateurs ? Le masculin est de mise : il n’y a aucune femme, ce qui n’est peut-être pas un hasard. Il s’agit des Moctezuma et des conquistadores de l’époque actuelle, les puissants de la politique des États et les nouveaux maîtres de la tech. On retrouve bien sûr Donald Trump, mais aussi Mohammed Ben Salman (MBS), Javier Milei ou encore Nayib Bukele du côté des prédateurs d’État ; du côté des magiciens de l’IA, Elon Musk est en bonne place, suivi de près par Mark Zuckerberg, Jeff Bezos ou encore Eric Schmidt ou Yann Le Cun.
On pourrait disserter longuement sur la pertinente comparaison que da Empoli met en œuvre entre la figure de Cesare Borgia dans Le Prince de Machiavel et ces tristes sires contemporains. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié cette superposition constante dans l’essai entre l’ignorance de certains prédateurs et l’intelligence des auteurs qui l’observent et la dénoncent, au XVe comme au XXIe siècle.
Pour moi, le livre de da Empoli peut se lire comme une réflexion articulée et pertinente sur les liens entre les politiques et les seigneurs des nouvelles technologies. Mais il peut aussi se lire comme une tentative de décrire les uns et les autres indépendamment. La point d’arrivée est le même : la violence et le chaos ont balayé le droit, les règles traditionnelles de la démocratie ne sont tout simplement pas prises en compte.
Le chaos normalisé
Exactement au milieu du livre se trouve un chapitre sur l’élection de Donald Trump en 2024. Da Empoli montre en quoi cette seconde élection diffère de la première en 2016 et ouvre la porte à un monde totalement autre. « Ce qui a changé par rapport à il y a huit ans, c’est que le socle sur lequel reposait l’ancien ordre s’est effondré. » (p. 75).
Au centre de cette non-stratégie payante, le chaos, un chaos orchestré, normalisé par les puissants. Exit le débat public, tout se passe rapidement, presque instantanément sur les réseaux sociaux. L’adversaire est anonyme, les coups pleuvent, d’une violence toujours plus grande. Ce qui était inconcevable – expulser manu militari des sans-papiers des Etats-Unis ou supprimer des milliers d’emplois fédéraux – sort de la clandestinité, cela devient la règle : couper, détruire, broyer le plus vite et le plus fort possible.
Dans cette jungle, ceux que da Empoli surnomme les « borgiens », les héritiers contemporains de Cesare Borgia dans Le Prince, sont tout à fait à leur aise. Le non-respect des règles et la disruption leur vont comme un gant. A quelle fin ? Montrer la fragilité et l’ineptie d’une démocratie, construire un État personnel autoritaire dans lequel l’imprévisibilité et l’arrogance de celui qui commande sidèrent tous ses adversaires. Mieux, découragent toute opposition.
IA = intelligence autoritaire
Les maîtres de l’intelligence artificielle que da Empoli n’hésite pas à rebaptiser « intelligence autoritaire » vivent en effet dans l’hybris et la magie d’un jouet dont le but n’est autre que de briser les limites de l’humain, de l’humanité, de la dignité humaine. « Le pouvoir de l’IA n’a rien de démocratique, ni de transparent. Plus qu’artificielle, l’IA est une forme d’intelligence autoritaire qui centralise les données et les transforme en pouvoir. Le tout dans l’opacité la plus totale, (…) » (p. 128).
Da Empoli insiste sur le point central : qu’est-ce que tout cela signifie en termes d’avenir ? Car c’est bien là le point cardinal : où va l’humanité à l’ère des Musk et autres génies informatiques ? « Nous n’avons pas d’avenir, du moins au sens où nos grands-parents en avaient un. » (p. 135). Avec l’IA qui se nourrit du chaos ambiant pour produire des données, l’avenir ouvert, rêvé, prophétisé, n’existe pas. Il consiste en listes continues, barbantes et austères, un nouvel ordre sans âme ni imagination. Pour que ce nouvel ordre advienne, écrit da Empoli, « il est nécessaire de remplacer le savoir par la foi. » (p. 136).
Le règne de l’IA, l’emprise froide et déshumanisée d’une machine très puissante a besoin de serviteurs obéissants et fidèles. Aussi paradoxal que cela puisse paraître l’intelligence artificielle, pour achever sa conquête du monde, doit abandonner le savoir et laisser place à la foi.
Le combat est entre l’humain et la machine, la question prend un tour théologique : les seigneurs de la tech se prennent-ils pour des démiurges ? Leurs procédés totalitaires ne les font-ils pas ressembler à des dictateurs se considérant comme des divinités salvatrices ? Où est passé le Dieu créateur ?
L’être humain voulait s’affranchir de ses dieux obsolètes et il est prêt à signer pour un nouveau créateur de magie. La perspective inquiète, pas seulement la croyante ou la théologienne, mais la citoyenne que je suis. L’essai de Giuliano da Empoli, par sa clairvoyance, peut servir à éveiller les consciences.
Sur l’auteur
Giuliano da Empoli est né près de Paris en 1973 d’un père italien et d’une mère suisse. Son père, l’économiste Antonio da Empoli est victime d’un attentat commis par un groupuscule d’extrême-gauche en 1986 à Rome. Il s’en sortira mais mourra peu après dans un accident de la route.
Ces événements ont marqué Giuliano da Empoli et ont également influencé son parcours politique.
Après des études de droit et de science politique entre l’Italie et la France, da Empoli poursuit à la fois une carrière de conseiller politique (il a été conseiller de Matteo Renzi, d’abord maire de Florence puis président du Conseil), de journaliste et d’écrivain.
Son premier ouvrage de fiction, Le mage du Kremlin, sort en 2022 et connaît un grand succès. L’heure des prédateurs sort en 2025 et rencontre lui aussi un écho retentissant.
Giuliano da Empoli entretient de nombreux contacts avec la Suisse et passe l’été dans sa résidence d’Interlaken.
Janique Perrin
Giuliano da Empoli, L’heure des prédateurs, Paris, Gallimard, 2025.


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