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La version originale de ce texte a été publié initialement en allemand sur le blog de l’EERS le 11 novembre 2024, dans le sillage de l’élection de Donald Trump pour son deuxième mandat à la présidence des Etats-Unis d’Amérique. Il nous semble pertinent de repartager ces réflexions sur la vérité – notamment dans la relation entre faits et politique – à la suite de l’Appel à la défense de la culture démocratique que nous avons partagé dans nos réseaux.
« Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. » (Ex 20,16 ; Dt 5,20) L’interdiction du faux témoignage est le premier commandement biblique qui, en tout cas depuis Augustin, est un élément central de la socialisation occidentale (chrétienne) typique. C’est une interdiction limpide, directement applicable à la vie quotidienne, qui ne suppose ni situations complexes, ni jugements moraux nuancés, ni rapports de responsabilité compliqués. Fait paradoxal : les enfants sont confrontés très tôt à l’interdiction de mentir, bien avant d’avoir, sur le plan de leur développement, la capacité de distinguer entre véracité, honnêteté et mensonge.[1] « Au fil de sa croissance, l’enfant développe la capacité de prendre du recul critique par rapport à ce qu’il a simplement imité et de formuler ses propres positions de manière consciente et libre. Il devient alors capable d’user aussi bien de la vérité que du mensonge : soit en continuant à s’en tenir à ce qui a été imité et transmis par tradition, soit en introduisant de nouvelles valeurs, comme à travers le mensonge transgressif. S’orienter vers un idéal donné est donc une construction culturelle, apprise dès la petite enfance à travers la langue et les codes sociaux propres à chaque milieu. Ce qui est considéré comme vrai ou faux ne relève ni de la nature humaine ni de l’ordre naturel, mais d’une construction humaine. Au terme de son développement, l’individu choisit librement — ou du moins est en mesure de choisir — ce qu’il reconnaît comme vrai ou comme faux. »[2] La même logique s’applique à l’origine du mensonge d’un point de vue biblique : c’est à travers la ruse du serpent que l’être humain, jusque-là étranger au mensonge et à la tromperie, devient un véritable sujet moral, capable de distinguer le vrai du faux.
De façon révélatrice, la vérité et le mensonge perdent de leur évidence dès qu’on commence à pouvoir les distinguer, et deviennent des notions de plus en plus complexes. Fondamentalement, ce défi se pose sur deux plans : Sur le premier plan, théorique et épistémologique, ce qui est en jeu c’est la conformité ou de la non-conformité aux faits objectifs. Selon la formule de correspondance la vérité est définie comme « adaequatio rei et intellectus »[3] (Thomas d’Aquin) – c’est-à-dire l’adéquation de l’intellect (pensées, paroles) à la réalité (faits, situations). Cette « orientation des mots vers le monde » caractérise les énoncés assertifs (affirmer, constater, déclarer, etc.) par lesquels un locuteur indique ce qui est le cas[4]. Ainsi, la phrase « Il pleut » est vraie si, effectivement, il pleut, et fausse s’il ne pleut pas. À première vue, il semble tout à fait clair que, dans le premier cas, l’affirmation « Tu n’as pas besoin de parapluie, il fait encore sec » et, dans le second cas, la déclaration « Il pleut » peuvent être identifiées comme des mensonges, puisque quelque chose ne peut pas à la fois être et ne pas être. Dans la Somme théologique, Thomas remarque : « La vérité consiste en l’adéquation complète (adaequatio) entre la chose et l’intellect […]. Si les choses sont la règle et la mesure de l’intellect, alors la vérité consiste en l’adéquation de l’intellect à la chose, comme c’est le cas pour nous. Car c’est en raison du fait que la chose est ou n’est pas que notre opinion et notre énoncé sont vrais ou faux. Mais si c’est l’intellect qui est règle et mesure des choses, alors la vérité consiste en l’adéquation des choses à l’intellect. »[5] Cette définition scolastique se révèle particulièrement adaptée à la vie quotidienne. Si une personne étrangère nous interroge sur le chemin qui mène à la gare, la réponse donnée sera vraie uniquement si elle mènera cette personne effectivement à destination. Pour reprendre Thomas : la vérité réside dans la conformité entre l’intellect (la description de l’itinéraire) et la chose (le chemin vers la gare). Il y a réussite lorsqu’il y a accord entre les paroles et le monde. Si la personne n’arrive pas à destination, c’est-à-dire si le monde ne correspond pas aux paroles, cela peut venir du fait qu’elle a mal compris la réponse, que la personne interrogée s’est trompée, ou encore qu’elle lui a délibérément indiqué le mauvais chemin. Dans ce dernier cas, savoir s’il s’agit d’un mensonge dépend des circonstances et des motivations de l’acte.
Sur le deuxième plan, pratique et moral, il est question d’un comportement honnête, sincère et intègre dans le rapport à la vérité. Ici, la vérité ne sert pas de critère pour évaluer la justesse d’une affirmation (de son contenu propositionnel), mais elle représente un bien à préserver et à promouvoir dans l’action. Le plaidoyer le plus fort en ce sens vient d’Immanuel Kant, dans son court essai D’un prétendu droit de mentir par humanité. Il y réfute la thèse suivante de Benjamin Constant : « Le principe moral selon lequel il est un devoir de dire la vérité, si on l’entend de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. »[6] Le philosophe français illustre sa position pragmatique par l’exemple d’un meurtrier qui nous demanderait si l’ami qu’il poursuit, et qui s’est réfugié chez nous, est caché ici. Dans un tel cas, ne serait-ce pas notre sincérité, plutôt que notre mensonge, qui constituerait le véritable crime ? Constant avance l’argument suivant : « Dire la vérité est donc un devoir ; mais seulement envers celui qui a droit à la vérité. Or nul n’a droit à une vérité qui nuit à autrui. »[7] Kant, quant à lui, réplique que le devoir de véracité ne saurait dépendre d’un calcul d’avantages ou d’inconvénients, car les devoirs ont un caractère absolu et non conditionnel. Selon lui, le mensonge « porte toujours préjudice à autrui, sinon à un autre être humain en particulier, du moins à l’humanité en général, en rendant inutilisable la source du droit […]. Être véridique (honnête) en toutes déclarations est donc un commandement sacré, inconditionnel, que nulle convenance ne saurait restreindre. »[8] L’accusation de Constant, selon laquelle la véracité pourrait causer du tort, ne tient pas selon Kant. Car si, dans l’exemple, nous répondons sincèrement au meurtrier, nous ne commettons pas d’« injustice » (laedit) envers notre ami, mais seulement quelque chose qui, en raison des circonstances, lui « nuit » (nocet)[9].
Le rigorisme kantien en matière de devoirs apparaît, du point de vue d’une pensée économico-conséquentialiste, non seulement comme irréaliste et froid, mais aussi en contradiction avec l’intuition quotidienne. Pour Kant cependant, ces critiques reposent sur une erreur de catégorie. La réponse à la question de l’honnêteté et du mensonge ne doit pas être fondée sur les conséquences d’un acte concret, mais sur les effets qu’aurait, à l’échelle de la société et de l’humanité dans son ensemble, une relativisation du devoir de véracité et une justification du mensonge. L’injustice qui menace une personne du fait du respect de l’obligation de vérité est d’une nature tout à fait différente de l’injustice commise lorsqu’on viole ce devoir. En effet, le préjudice n’est pas causé par le respect du devoir, mais par l’action criminelle de la personne à l’égard de laquelle ce devoir existe. Cela peut sembler difficile à comprendre dans les cas particuliers, mais c’est le cœur même d’une conception libérale du droit. Par exemple : l’interdiction de la peine de mort ne doit pas être suspendue, même pour des meurtriers brutaux qui ont violé sans scrupule l’interdit de tuer – et ce, même si, du point de vue conséquentialiste, leur exécution permettrait de supprimer une fois pour toutes le risque de futurs meurtres. Personne, affirme Kant, ne saurait vouloir que le droit soit aboli par l’acceptation et la justification d’une infraction au droit. C’est pourquoi la validité du droit ne doit admettre aucune exception individuelle. « Car du droit qu’aurait quelqu’un d’exiger d’un autre qu’il mente en sa faveur découlerait une revendication qui irait à l’encontre de toute légalité. Tout être humain a non seulement le droit, mais même le devoir le plus strict d’être véridique dans les déclarations qu’il ne peut éviter : peu importe que cela lui nuise ou nuise à autrui. » [10] Le problème du mensonge ne réside pas dans le « risque (par hasard) de nuire » (formule sans doute un peu lapidaire pour désigner une autre forme d’injustice), mais dans le fait de « commettre une injustice ». Cela se produirait, explique Kant, « si je rendais conditionnel, et subordonné à d’autres considérations, le devoir de véracité, qui est absolument inconditionnel et constitue, dans les énoncés, la condition juridique suprême. »[11] La conception kantienne doit aussi être replacée dans le contexte des limites judiciaires de la recherche de la vérité. Le mot anglais verdict est formé à partir des mots latins verus (vrai, réel, authentique) et dictum (mot, déclaration, énoncé). Mais le bon sens populaire sait depuis longtemps que nul lieu n’est aussi propice aux mensonges que le tribunal. La vérité ne peut être imposée par la force. Cela vaut aussi bien pour les menaces brutales, le chantage ou la torture que pour les fameux « fact-checks », qui peuvent confirmer ou réfuter des affirmations, mais jamais faire émerger la vérité elle-même. Face aux capacités très limitées de constater et « d’imposer » la vérité, le devoir kantien de véracité prend tout son poids.
La pensée kantienne fondée sur les principes a été critiquée dès le début et traverse aujourd’hui une véritable crise. Pourtant, vouloir opposer la morale au principe – par exemple, par souci pour l’ami poursuivi ou par indignation contre le meurtrier — comporte trois risques majeurs : 1) Cette approche profite surtout à celles et ceux qui ont le pouvoir de définir ce qu’est la morale ; 2) Elle relativise les crimes, comme on le voit aujourd’hui avec l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie ou les violations du droit humanitaire international à Gaza, en les présentant comme de simples « points de vue » moraux échappant à tout jugement universel ; 3) Toute personne qui prétend être juge de ses propres actes sur la base de sa morale personnelle prive automatiquement les victimes à faire appel au droit pour leur protection et dans leur réclamation de justice. Celui qui fait de sa propre morale l’instance suprême ne peut plus exiger des tiers qu’ils respectent des principes. Celui qui relativise ou abolit un principe ne peut plus s’en réclamer en cas de besoin. Celui qui refuse les devoirs liés à un principe ne peut plus, en retour, faire valoir les droits qui en découlent. On voit clairement les conséquences : en général, ce sont les victimes d’injustice qui invoquent les principes, et non les auteurs, dont le pouvoir réside justement dans leur capacité à enfreindre ces principes pour en tirer profit. Les principes sont essentiels pour les faibles et les sans-pouvoir, bien plus que pour les privilégiés qui peuvent s’en passer. Refuser ses devoirs, c’est aussi refuser aux autres leurs droits. Morale et droit coexistent souvent dans une certaine tension. La force de la morale, c’est de pouvoir se faire juge de soi-même ; celle du droit, c’est d’empêcher cette auto-justification au nom d’une validité générale pour tous. On peut éclairer cette différence en parlant du droit de résistance (un sujet typique de la tradition réformée) : des réformateurs genevois aux défenseurs actuels du droit d’asile dans les églises, on considère qu’une résistance morale aux lois de l’État ne vise pas à abolir le droit au nom d’une « meilleure morale ». Au contraire, cette résistance reconnaît la validité du droit, y compris en acceptant que l’acte de résistance soit, en principe, juridiquement condamnable. Ainsi, du point de vue théologique et éthique, la résistance ne cherche pas à instaurer l’anarchie.
En même temps, il faut le rappeler : aucun principe formel au monde ne peut justifier qu’on sacrifie des personnes pour le faire valoir ou pour le maintenir. Les martyrs de l’histoire de l’Église ont risqué leur vie pour leur foi, non pour un principe abstrait. Et ceux qui ont donné ou donnent encore leur vie pour sauver celle des autres le font pour protéger des personnes concrètes, non pour défendre une idée. C’est pourquoi l’affirmation courante selon laquelle l’amour chrétien du prochain serait un principe repose sur une erreur fondamentale. C’est un abîme d’inhumanité et une folie caractéristique d’un héroïsme narcissique que d’exiger de quelqu’un qu’il sacrifie sa vie au nom d’idéaux ou d’objectifs abstraits. Le Christ n’est pas mort sur la croix par principe, mais par obéissance. C’est pourquoi l’interprétation habituelle de l’interdiction catégorique de mentir chez Kant ne fonctionne pas – et il reste discuté de savoir si Kant lui-même l’entendait vraiment ainsi. Son approche reste en tout cas ambiguë, car il ne précise pas que Benjamin Constant, en réalité, ne traite pas du problème du mensonge en soi, mais de la question suivante : que doit-on faire lorsqu’on est confronté à un conflit de devoirs, face à une personne injustement menacée de mort ? En réalité, ce cas ne pose pas le problème du mensonge, mais indique une situation de menace existentielle, d’où découle, en pratique, une hiérarchie des devoirs largement admise : il s’agira d’aider l’ami. L’erreur de Kant est déjà perceptible dans l’intitulé erroné de sa réflexion. La question n’est pas de savoir s’il est permis de mentir par amour du prochain, mais de comprendre que l’amour du prochain lui-même – ses motivations, ses élans, ses affects – repose pas sur des principes ou des devoirs, et n’est pas non plus gouvernés par eux. S’il faut parler d’obligation à ce sujet, ce ne peut être, au mieux, que dans le registre des devoirs dits « surérogatoires » (au-delà de l’obligation stricte).
La controverse entre Constant et Kant renvoie à un problème qui dépasse largement le simple exemple analysé. Les réflexions philosophiques du penseur de Königsberg sur le devoir généralisé de véracité se retrouvent, dans les sciences sociales et les débats de société, sous la forme de discours portant sur les attentes mutuelles, la sécurité réciproque des attentes, la fiabilité et la confiance. Le dicton populaire, « Qui ment une fois, on ne le croit plus, même quand il dit la vérité », peut sembler exagéré si on le prend au pied de la lettre – mais il dit bien quelque chose de ce qui est en jeu. La distinction entre véracité et mensonge est indispensable pour répartir la ressource rare qu’est la confiance, laquelle est, à son tour, une condition essentielle pour vivre ensemble de manière harmonieuse. L’expérience quotidienne nous apprend assez bien à identifier qui est digne de confiance et sur qui il vaut mieux ne pas compter pour éviter d’être déçu. Le fait que les humains n’existent pas isolément, mais dans des relations d’interdépendance, rend la véracité indispensable et fait du mensonge une source de menace et d’insécurité. La confiance est un pari sur l’avenir, qui ne repose sur rien d’autre que sur les promesses de ceux en qui on place ses espoirs. Les mots ne sont pas confirmés par le monde présent ; ils indiquent seulement comment ce monde futur devrait être ajusté pour correspondre à ce qui est dit. La question de la vérité et du mensonge renvoie fondamentalement à un problème de temporalité : soit en rapport avec l’éclaircissement du passé (« as-tu fait cela ? »), soit avec les perspectives sur l’avenir (« vas-tu le faire ? »). Autant la vérité est, pour la philosophie, un défi d’ordre épistémologique, autant la véracité détermine, très concrètement, les conditions, les possibilités et les limites d’une pratique humaine réussie.
La question de la vérité se pose dans la vie quotidienne surtout à travers celle de ses limites : La médecin doit-elle dire au patient en phase terminale « toute la vérité » sur son état létal ? Le conseil paroissial doit-il révéler aux autorités le lieu où se cachent des réfugiés menacés d’expulsion ? Des parents adoptifs sont-ils tenus d’informer leur enfant sur ses véritables origines ? La politique a-t-elle le droit de dissimuler des faits quand la sécurité ou des intérêts majeurs du pays sont en jeu ? Combien de véracité est indispensable et combien d’omissions, de mensonges ou de dissimulations doivent rester possibles ? Là où la véracité peut devenir douloureuse ou dangereuse, elle devient une valeur que l’on va négocier. Ne pas révéler à un patient la gravité de sa maladie, c’est considérer que son équilibre émotionnel prime sur une information brutale quant à son pronostic. Le conseil paroissial tait l’emplacement des réfugiés pour les protéger d’une expulsion. On donne la priorité au bien-être de l’enfant sur la révélation de l’identité de ses parents biologiques. Et l’État – au plus tard depuis Machiavel – subordonne l’exigence de vérité à ses intérêts politiques, à ses devoirs de protection et de préservation.
Karen Gloy distingue huit catégories d’inexactitudes ou de mensonges[12] : 1) Les illusions sensorielles, qui concernent tous les organes sensoriels, avec une attention particulière aujourd’hui aux manipulations visuelles et auditives rendues possibles par les technologies numériques ; 2) Les erreurs intellectuelles, où des convictions fermement ancrées se révèlent fausses à la lumière d’observations, de faits nouveaux ou d’explications ; 3) La relativité des points de vue où des affirmations apparaissent cohérentes (vérité) ou incohérentes (mensonge) selon la perspective adoptée ; 4) La relativité culturelle des visions du monde, qui fait que des événements ou des faits « identiques » sont vécus, perçus, évalués et classés de manière différente, voire opposée, selon les cultures ; 5) Les filter bubbles, où les événements et les faits sont interprétés comme des éléments constitutifs d’une identité collective et d’un récit partagé ; 6) Les fake news, c’est-à-dire des fausses informations diffusées le plus souvent à des fins politiques, idéologiques, de propagande ou économiques, pour orienter et influencer un public ; 7) Les mensonges sociaux, qui relèvent soit de simples comportements et rituels extérieurs, soit de l’expression de sentiments d’empathie, de compassion, de solidarité, d’aide ou de pitié ; 8) Imitation et Mimikry, c’est-à-dire des tromperies par la communication non verbale, notamment à travers les gestes, les expressions faciales ou la posture corporelle.
Les huit catégories se distinguent selon la façon dont les mensonges prennent forme, selon les raisons pour lesquelles certaines déclarations sont perçues et jugées comme des mensonges, et selon leurs effets ou leurs intentions. Contrairement à Karen Gloy, il est pertinent de différencier : a) les contrevérités que les personnes subissent ou auxquelles elles adhèrent (catégories 1 à 5) ; b) les mensonges liés à un conflit moral (catégorie 7), où il y a bien une intention de mentir, mais qui n’est pas nécessairement mauvais ou trompeuse, et c) les véritables mensonges (catégories 6 et 8), qui visent à tromper délibérément dans un but d’intérêt personnel. Les contrevérités ne sont pas intentionnelles ; celui qui les exprime est victime d’une erreur ou d’une stratégie qu’il ne comprend pas ou ne perçoit pas. Les mensonges liés à un conflit moral sont bien soutenus par une intention, mais ils reposent sur un conflit de normes entre la véracité, d’un côté, et des valeurs comme la non-nuisance, le bien-être, le soin ou la compassion, de l’autre. L’essentiel ici est que le mensonge n’a pas pour but de servir celui qui le profère, mais de protéger l’autre. Cependant, cette justification repose sur l’hypothèse contestable (car paternaliste) selon laquelle la personne trompée doit être protégée d’une vérité jugée trop lourde ou trop déterminante pour elle. Le fait de plonger ou de laisser quelqu’un dans l’erreur sur soi ou sur le monde peut être une décision préférable dans une situation de dilemme singulière, mais cela n’annule pas le caractère moralement problématique du mensonge. Les véritables mensonges, eux, sont le cas le plus simple : ils s’appuient sur une vérité reconnue, sont commis en connaissance de cause et visent un avantage personnel.
Ces distinctions générales et parfois imprécises entre formes de mensonge peuvent être affinées. Par exemple : dire une contre-vérité (simulation) versus taire la vérité (dissimilation) ; dissimuler la vérité versus garder des informations pour soi ou les transmettre de façon sélective ; protéger la personne à qui l’on ment versus protéger d’autres personnes de celle à qui l’on ment ; présenter faussement une situation versus la présenter sous un angle avantageux selon certains intérêts ; éviter un conflit versus dissimuler une fraude ; mettre en scène un scandale versus en étouffer un, etc. Ces distinctions mêlent toujours des dimensions épistémologiques (relatives à la connaissance) et morales. Dans tous les cas, le mensonge conscient et intentionnel présuppose l’existence de la vérité. Hannah Arendt, s’appuyant sur l’intuition d’Hérodote — legein ta eonta, dire ce qui est —, soulignait qu’il peut exister un monde sans justice ni liberté, mais non sans vérité. « Aucune durée, quelle qu’on l’imagine, ne peut être pensée sans des hommes pour témoigner de ce qui est et de ce qui leur apparaît parce que cela est. »[13] Sans vérité, pas de mensonge. En tant que négation, contestation, déviation ou dissimulation intentionnelle de la vérité, le mensonge suppose logiquement l’existence de la vérité. Mieux encore, pour que le mensonge ait un intérêt stratégique par rapport à la véracité, il faut que la vérité soit d’une certaine manière générale – c’est-à-dire d’intérêt ou de pertinence générale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le succès du mensonge, de la falsification, de la dissimulation, de l’intrigue, de la désinformation, de la diversion, etc.[14], est en réalité une preuve puissante de la validité générale présupposée pour la vérité. Sans cela, ces stratégies manipulatoires ne seraient que de simples opinions, aussi importantes ou insignifiantes, aussi efficaces ou inefficaces, que n’importe quelle autre opinion à côté d’elles.
D’un point de vue sociologique, la vérité n’est pas une question de certitude épistémologique, mais de validité normative. En ce sens, le dicton populaire « Qui ment une fois, on ne le croit plus, même quand il dit la vérité » ne représente que la moitié de la vérité. Bien souvent, c’est l’inverse qui est vrai : le monde veut être trompé, et ce qui importe, c’est surtout que l’on soit d’accord à ce sujet. La capacité et la volonté des communautés de se faire illusion sur elles-mêmes constituent une puissante ressource de cohésion sociale, dont la stabilité se mesure notamment à leur faculté de maintenir ces illusions, même contre des faits établis. Un exemple emblématique en est la controverse historique autour de la « Commission indépendante d’experts Suisse – Seconde Guerre mondiale (CIE) », active entre 1996 et 2001. La commission Bergier, comme on l’appelle, avait pour mission d’enquêter sur le commerce de l’or et les transactions en devises liés aux avoirs juifs gérés par la Banque nationale suisse et les banques privées durant la Seconde Guerre mondiale.[15] En toile de fond de ce projet lancé par le Conseil fédéral, se jouait un conflit entre la « génération du service actif » et les historiens, autour de l’interprétation historique de l’époque des dictatures fascistes en Europe. Les débats actuels sur l’approche des violences sexuelles dans les Églises illustrent aussi à quel point les représentations que les institutions donnent d’elles-mêmes peuvent faire obstacle à la recherche de vérité. Et il faudra peut-être longtemps avant que l’on découvre à quelle propagande le monde a cédé pendant la guerre en Ukraine ou le conflit à Gaza. D’Eschyle au sénateur américain Hiram Johnson, le constat reste le même : « La première victime de la guerre, c’est la vérité. » L’absence de véracité marque également les conventions sociales et les rituels de politesse. La formule de salutation « Comment vas-tu / allez-vous ? » ne fonctionne que si les deux parties sont conditionnées à ce jeu de courtoisie. Prendre cette question au pied de la lettre, au-delà de l’échange de civilités, entraînerait des malentendus considérables. Ainsi, le relâchement ou même l’immunité vis-à-vis de la véracité joue un rôle majeur dans le jeu social de la prévisibilité et de la reconnaissance mutuelle.
Ce n’est pas un hasard si Thomas Hobbes conclut son grand et influent traité de théorie politique, le Leviathan (1651), par ce constat désabusé : « Seule la vérité qui ne s’oppose à aucun intérêt ni plaisir humain reçoit bon accueil de tous les hommes. »[16] Un peu plus de deux siècles plus tard, Friedrich Nietzsche radicalise cette idée dans son essai De la vérité et du mensonge au sens extra-moral : l’être humain « désire les conséquences favorables de la vérité, celles qui conservent la vie ; mais il est indifférent à l’égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices. »[17] Pouvoir, intérêt personnel, confort, besoin d’auto-justification et ignorance sont des sources inépuisables d’inexactitude, de mensonge et de tromperie. Certes, le journalisme d’investigation, WikiLeaks et les lanceurs d’alerte connaissent un certain succès, et l’indignation face aux « faits alternatifs » (selon l’administration Trump) ou aux « fake news » (dans les médias couvrant l’administration Trump) est devenue une posture consensuelle. Dans le même temps, les réseaux sociaux s’affirment comme une véritable bourse où s’échangent des vérités alternatives, donnant raison au pressentiment de Nina Hagen après son émigration vers l’Ouest : « Je n’arrive pas à me décider, tout est si joliment coloré ici. »[18] Bien avant que n’apparaissent les notions de « fake news », de « filter bubbles » et de « faits alternatifs », Eberhard Jüngel tonnait déjà : « A-t-on jamais vu un plus grand tissu de mensonges que ce qu’on appelle le monde médiatique ? »[19]. Face à l’effacement des frontières entre vérité et mensonge, clarté et tromperie, transparence et dissimulation, il est tentant de penser que le désir de vérité cache en réalité une forme exacerbée, et parfois involontaire, d’auto-illusion. Pourquoi viser la véracité si cela rend la vie plus difficile, met en péril ses propres intérêts, compromet la reconnaissance sociale et menace de déconstruire l’image que l’on se fait de soi-même ? La visée épistémologique de la vérité entre ainsi en collision avec les objectifs pratiques de la vie : succès, efficacité, validation, prévisibilité et sécurité.
L’affirmation selon laquelle la politique est une « sale affaire » ne fait guère l’objet de véritables doutes. Ce qui fait débat, en revanche, c’est la question de savoir s’il s’agit là d’une simple description de faits inévitables ou d’un jugement critique sur des conditions morales précaires. Dans l’histoire, les voix optimistes, qui considéraient les défauts moraux de la politique comme pouvant être corrigé, ont été minoritaires face à une majorité de points de vue réalistes ou cyniques, qui affirmaient le caractère indispensable du mensonge en politique. Le prototype éclatant de cette approche reste la théorie de l’État développée par le politicien et philosophe florentin Niccolò Machiavel, qui, dans Le Prince (1513/1532), recommandait aux souverains : « On peut attirer la haine aussi bien par de bonnes que par de mauvaises actions ; c’est pourquoi […] un prince se voit souvent contraint, dans l’intérêt de la conservation de l’État, de ne pas être bon. Car si le groupe – qu’il s’agisse du peuple, des soldats ou des grands – dont tu penses avoir le plus besoin pour te maintenir est corrompu, il te faut alors te plier à son humeur pour le satisfaire ; mais alors, les bonnes actions sont nuisibles pour toi. »[20] Le savant florentin n’a pas inventé cette vision lucide et réaliste du pouvoir politique, mais il en a tiré une théorie pionnière de la gouvernance. Par ailleurs, il conseillait aux chrétiens de se tenir à l’écart de la politique en raison de ses exigences morales ambiguës. Ce conseil résonne encore dans la distinction proposée par Max Weber entre l’éthique chrétienne de conviction et l’éthique de responsabilité : « Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : ‘Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu’ –, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : ‘Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes’ »[21]. Deux questions centrales en découlent : 1) Quelle place la vérité ou la véracité joue-t-elle en politique ? 2) Sur quoi la politique peut-elle fonder son « droit à l’écart » (partiel) vis-à-vis de l’obligation de dire la vérité ou d’être véridique ?
Hannah Arendt s’est penchée sur ces questions à la suite des réactions vives suscitées par son rapport Eichmann à Jérusalem (1963).[22] La position qu’elle a développée dans plusieurs conférences s’appuie sur une distinction héritée de Leibniz entre vérités de raison (théoriques) et vérités de fait (pratiques). Les premières concernent la connaissance du divin (Platon), atteignent les limites du savoir et doivent être découvertes (chez Heidegger : aletheia comme « dévoilement ») ; les secondes concernent « les résultats inévitables de la vie et de l’action humaines en société, qui constituent la véritable nature du politique. »[23] Dans l’ancien conflit entre vérité de raison et politique, auquel Thomas faisait référence dans une citation précédente, il était question de deux formes de vie incomparables : la vie philosophique, tournée vers la connaissance de vérités intemporelles, et la vie politique, confrontée aux opinions sur des faits contingents. Déjà théorisée chez Aristote, cette tension se déplace à l’époque moderne, du conflit entre vérités de raison et opinions politiques vers le conflit entre vérités de fait et opinions politiques. Mais le rôle de la vérité demeure le même : « dans les deux cas, elle inspire la pensée et maintient la spéculation dans ses limites. »[24]
Certes, de nombreuses tentatives ont été faites pour maîtriser le monde contingent des faits – où tout ce qui est aurait aussi bien pu être autrement – à l’aide de postulats métaphysiques d’une « nécessité supérieure » : une « main invisible » (Smith), un « plan caché de la nature » (Kant), une « ruse de la raison » (Hegel), une « dialectique des rapports matériels » (Marx) ou encore un point de vue historique permettant de saisir « comment cela s’est vraiment passé » (von Ranke). Mais tous ces concepts échouent face à la contingence des faits et à l’infinité des opinions à leur sujet. En politique, ce n’est pas la vérité qui limite l’infinité des opinions, mais le pouvoir : « Sed auctoritas non veritas facit legem »[25] (« C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi »). Arendt va plus loin qu’Hobbes en reconstruisant le pouvoir politique comme le résultat de la communication autour d’opinions portant sur des faits. Son approche se comprend à la lumière de son rejet de la justification des décisions politiques par des vérités de raison. Pour Arendt, une vérité de raison, avec sa « prétention à une vérité absolue qui se voudrait indépendante des opinions humaines », ne peut pas servir de mesure, car placée hors du champ politique, elle « sape à la racine toute politique et toute légitimité des formes de gouvernement »[26]. Les vérités de raison concernent « l’homme au singulier ». En tant qu’objets de connaissance humaine – et non d’existence humaine – elles sont « par nature apolitiques »[27]. Transposées à la sphère politique, elles aboutissent à la tyrannie philosophique que Platon entrevoyait avec ses rois philosophes, qui « au nom de la “vérité” instaurent une de ces formes de despotisme bien connues des utopies politiques »[28]. Par conséquent, Arendt devrait logiquement rejeter aussi la théorie du discours développée par Apel et Habermas, puisqu’elle repose sur un concept épistémique de justification égalitaire et argumentative par la raison.[29]
Arendt échappe à un relativisme des simples opinions en affirmant que la vérité des faits contingents constitue des points fixes pour fonder les opinions politiques. Les faits ont ceci de particulier qu’ils « existent en dehors de tout accord et de tout consentement volontaire ». Ils ne sont pas soumis à des votes démocratiques et possèdent « une obstination inébranlable que seule le mensonge pur et simple peut ébranler »[30]. Que la Fédération de Russie ait envahi l’Ukraine, et non l’inverse, est un fait historique dont la vérité existe indépendamment de toutes les opinions sur la guerre en Ukraine. Cependant, contrairement aux vérités de raison, les vérités factuelles ne peuvent pas être démontrées : on ne peut « jamais donner une raison concluante pour expliquer pourquoi un fait est tel qu’il est. Tout ce qui se passe dans le domaine des affaires humaines – chaque événement, chaque fait – aurait pu être autrement, et cette contingence est sans limite. »[31] Les faits ne peuvent qu’être constatés. Ils ne se limitent pas aux découvertes empiriques et scientifiques, mais englobent aussi les perceptions et les expériences issues de la pratique collective. Ils deviennent objets de politique dans la mesure où ils sont pris en compte par les opinions (débats politiques). Pour ce qui est des opinions, Arendt ne considère comme relevant de l’agir que la contestation (le mensonge) des faits, et non leur confirmation.[32] En effet, confirmer un fait laisse l’espace politique – tel qu’il est constitué par les faits – inchangé, tandis que le mensonge y intervient avec l’intention de le transformer[33]. Le mensonge politique désigne une action visant à modifier l’interprétation des faits. Il se distingue de l’action proprement dite en ce qu’il ne se tourne pas vers l’avenir, mais vers le passé, d’où proviennent les faits. Le mensonge en politique est ainsi une action qui cherche à modifier les conditions mêmes de la pratique, en tant que lieu d’un penser et d’un agir véritable.
Arendt illustre cela à travers le cas des célèbres « Pentagon Papers ». Il s’agit d’une étude secrète, dirigée par le ministre américain de la Défense Robert McNamara entre 1967 et 1969, portant sur les implications et les décisions militaires des États-Unis dans la guerre du Vietnam.[34] Cet exemple représente deux nouvelles formes de mensonge : d’une part, par les « managers en relations publiques au sein du gouvernement », d’autre part, par les « résolveurs de problèmes professionnels », les expertocrates[35]. Ces deux stratégies se distinguent du mensonge toujours pratiqués en politique étatique : secret, dissimulation, diplomatie, secrets d’État, désinformation ciblée et mensonges stratégiques. Alors que ces derniers procèdent de manière sélective et ponctuelle, la « scientifisation » ou expertocratisation de la politique constitue un mensonge institutionnalisé et structurel, dont la dynamique ne repose pas sur une fraude intentionnelle à l’égard des autres, mais sur une auto-illusion inconsciente et donc incontrôlée. La politique ne fonde plus ses jugements et décisions sur la réalité, mais sur des théories, des formules et des prévisions « scientifiques » à propos de la réalité. Pour rendre plausibles ces prédictions comme base des décisions politiques, il faut rendre le passé des faits compatible avec les hypothèses théoriques, de sorte que l’extrapolation des faits passés corresponde aux objectifs futurs visés. La logique de cette stratégie est comparable à celle de la personne qui « annonce que Madame Schmidt est morte, puis va la tuer »[36]. Pour Arendt, le mensonge propre à la stratégie expertocratique réside dans l’effort pour « écarter les faits »[37]. Cette manipulation systématique entraîne une distorsion et un refoulement de la réalité, y compris chez ceux-là même qui orchestrent cette distorsion. En intégrant ses propres récits de propagande, la politique perd la capacité même de distinguer entre vérité et illusion.
Comme le documentent les 7’000 pages des Pentagon Papers, durant la guerre du Vietnam, la politique et l’armée, ne réagissaient plus en fonctions de faits ni d’analyses, mais par rapport aux illusions qu’elles avaient elles-mêmes créées — avec l’aide des experts qu’elles avaient sollicités. Les conséquences en furent des décisions de plus en plus contre-intuitives et irrationnelles. Les décideurs n’étaient tout simplement plus capables de percevoir le monde des faits tel qu’il était. Alors qu’une personne qui trompe délibérément autrui sait qu’elle déforme ou dissimule les faits, celle qui se trompe elle-même perd la capacité de percevoir cette différence. Elle n’a plus conscience de la tromperie qu’elle a elle-même mis sur pied, car elle s’efforce stratégiquement de maintenir et de sécuriser l’illusion. L’auto-illusion agit vers l’intérieur et manipule la capacité de jugement. Alors que la tromperie d’autrui sert à stabiliser et maintenir l’ordre politique, l’auto-tromperie, selon Arendt, marque la fin de la politique : elle détruit l’espace public et son rôle dans l’exercice du jugement et de la décision dans le cadre du débat d’opinions.
Max Weber, dans sa célèbre conférence « La vocation de politique », avait identifié trois qualités essentielles pour les responsables politiques : la passion, le sens des responsabilités et la mesure. Alois Riklin (célèbre politologue suisse) à la fin de sa leçon d’adieu, a posé la question de savoir s’il ne faudrait pas ajouter la véracité comme quatrième qualité.[38] Niklas Luhmann, cependant, a objecté d’un point de vue systémique : « La dame n’est pas faite pour le feu, et le système politique n’est pas conçu pour être contrôlé selon des critères moraux. Il ne peut se réguler que politiquement. […] Il semble que le système politique règle lui-même dans quelles dimensions et sous quelles formes la morale devient pertinente. […] Les gens ont tendance à moraliser parce que le schéma moral bon/mauvais leur permet de se placer eux-mêmes du côté du bien. »[39] Pour le sociologue, cette question est confrontée à deux paradoxes : d’un côté, un paradoxe moral qui consiste en ce que « la morale exige parfois des actions immorales » ; de l’autre, un paradoxe communicationnel qui demande « de communiquer l’incommunicable »[40]. Le paradoxe moral ne pourrait être résolu que par une éthique capable de « décider de l’application ou non de la morale. Elle devrait pouvoir observer la morale comme une forme ayant deux faces, l’une bonne et l’autre mauvaise, et qui a des effets sur ces deux faces. »[41] Comme une telle éthique de la dispense morale n’existe pas, une morale gérée par les médias de masse prend le relais, en exerçant un contrôle moral sur les systèmes fonctionnels par le biais des scandales. Ces scandales présentent de manière criante « ce qu’il faut éviter et les point où il faut faire preuve de vigilance. Ils soulignent le caractère exceptionnel d’un comportement fautif, marquent une faute individuelle et laissent ainsi le fonctionnement normal se poursuivre sans encombre. Celui qui est pris en flagrant délit de morale est sacrifié pour que le reste continue sans devoir changer. Cela exige une clarté maximale du comportement fautif individuel, permettant à tous ceux qui ne sont pas impliqués de se montrer surpris et indignés lors de la révélation. »[42] Dans la modernité, selon Luhmann, (non seulement en politique) « Paradise lost » rime avec « Paradigm lost ».[43] En ce qui concerne la question de la vérité et du mensonge, on en revient — avec Hannah Arendt — à la question la plus inquiétante : « [Q]uand les mensonges modernes ne se contentent plus de détails, mais déforment l’ensemble du contexte dans lequel les faits se dessinent, offrant ainsi une nouvelle structure de réalité, qu’est-ce qui empêche réellement cette réalité mensongère de devenir un substitut complet à la vérité factuelle, dans lequel les mensonges s’insèrent aussi parfaitement que nous en avons l’habitude dans la réalité authentique ? »[44]
Les réflexions d’Arendt, Luhmann et d’autres remontent toutes à une époque bien antérieure aux réseaux sociaux, à Donald Trump, aux « fake news », aux « faits alternatifs » et à l’intelligence artificielle avec ses possibilités de manipulation illimitées. Pourtant, ces auteurs abordaient déjà tous les aspects essentiels du problème et déconstruisaient, par avance, les impasses dans lesquelles la critique et la revendication s’engagent aujourd’hui. Au cœur de la question se trouve l’enjeu suivant : comment reconnaître le mensonge, la tromperie et la fraude lorsque les critères ou références de la vérité et du bien ne sont eux-mêmes plus identifiables ? Si l’on ne sait plus de quoi on s’écarte, c’est l’écart lui-même qui devient réalité, norme et normalité. La revendication de la vérité comme norme de la réalité suit précisément la logique de cette question : combien d’échelons un marin doit-il gravir sur une échelle de corde attachée au bastingage du navire, dont les barreaux sont espacés de 30 cm, si le niveau de la mer monte d’un mètre avec la marée ? En réalité, la plupart des débats sur le mensonge à bord du navire de la politique se font depuis la position de ce marin. L’illusion selon laquelle on se situerait à côté ou au-dessus des circonstances transforme les trompeurs en trompés et les gardiens de la vérité morale en ses faussaires. Ce n’est pas un défaut moral, mais une fonctionnalité technique du système, qui se manifeste généralement sous le jours des meilleures intentions. Pendant la pandémie de Covid-19, de nombreux experts ont tenté de décrypter le virus, de prévoir son évolution et son impact, et de développer des réponses et contre-mesures efficaces. Une politique inexpérimentée en matière de pandémie s’est appuyée sur l’expertise scientifique et médicale, ce qui a conduit à transformer les citoyens en patients, dont les besoins ont été pris en charge au nom des meilleures connaissances médicales, mais au détriment des principes fondamentaux de l’État de droit et de la démocratie. Les responsables politiques et les experts n’avaient aucunement l’intention de tromper qui que ce soit, mais malgré cela, de nombreux groupes de population ont été « privés » de leurs droits et libertés. Les citoyens, profondément déstabilisés par des responsables politiques eux-mêmes extrêmement inquiets, ont réclamé des réponses, des stratégies et des solutions. Les faits étaient trop menaçants pour être affrontés directement, et la politique a réagi de manière analogue : elle n’a pas voulu imposer à la population l’aveu brutal de son désarroi, préférant le masquer dans la communication.
À ce stade, un renversement étonnant se produit. La question de savoir de quel dose d’honnêteté la politique a besoin et quelle dose de mensonge elle peut tolérer se transforme en celle de savoir combien d’honnêteté la société elle-même est capable de supporter et combien de mensonge elle requiert. Les débats publics – en politique, dans la société civile et sur les réseaux sociaux – sont saturés de discussions qui ne font que confirmer des opinions préétablies, où des experts de tout bord apposent un sceau de vérité sur n’importe quelle position. Les états d’âme personnels sont gonflés au point de devenir des événements politiques d’importance nationale, reléguant au second plan la confrontation factuelle et rationnelle. Il en résulte des ghettos d’auto-illusion, où les questions de véracité et de mensonge deviennent obsolètes et sont remplacées par l’adhésion à la « bonne » position – celle du moment. L’ego de Donald Trump n’est que le symptôme d’un état sociétal qui, loin de trouver une critique pertinente dans l’indignation morale, s’en trouve plutôt renforcé. Ce qui est agaçant, c’est que le président américain a une longueur d’avance sur ses critiques : il va créer des faits. Le succès électoral, fondé sur la promesse de créer des faits, confirme l’observation d’Arendt selon laquelle il existe un refus général de voir et de reconnaître les faits. La philosophe identifie ainsi la véritable impasse, celle sur laquelle il faudra dorénavant se concentrer : « Que les personnes refusent de prendre acte des faits lorsque ceux-ci vont à l’encontre de leurs intérêts ou de leurs préférences, alors qu’elles connaissent pourtant parfaitement ces faits, est un phénomène si courant qu’on peut se demander s’il n’est pas dans la nature même des affaires humaines, tant politiques que pré-politiques, d’être en conflit avec la vérité. C’est comme si les humains étaient, en général, incapables de se résigner aux choses dont on ne peut dire rien d’autre que ceci : elles sont ce qu’elles sont – dans une factualité nue, que nul argument ni aucune force de conviction ne peut ébranler. »[45]
Vous pouvez télécharger le texte complet en .pdf : Mensonge en vitrine (Frank Mathwig)
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