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Mount Sacred

Dans Mount Sacred. A Brief Global History of Holy Mountains since 1500, John Mathieu, professeur émérite à l’Université de Lucerne, livre une réflexion dense et accessible sur la sacralité des montagnes depuis l’époque moderne. Bien que court (moins de 200 pages), cet ouvrage concis entend poser les jalons d’une histoire globale du phénomène, tout en assumant les limites d’un tel projet : inévitable sélection des cas étudiés, risque d’eurocentrisme ou de simplification. Mathieu montre que la notion de « montagne sacrée » varie fortement selon les contextes culturels.

Présentation

Tour d’horizon culturel

Par exemple, dans le christianisme, la montagne n’est pas divine en soi : elle devient un lieu d’ascèse, de retraite ou de rencontre avec Dieu, mais ne fait pas l’objet d’un culte ; parfois, elle est un lieu de tentation et de mise à l’épreuve. À l’inverse, dans les cultures tibétaines, africaines, amérindiennes, chinoises (et d’autres pourraient encore être mentionnées), les montagnes sont souvent perçues comme des êtres vivants, habitées par des esprits ou des divinités ; cela donne lieu à des rituels spécifiques étrangers à la culture et aux pratiques occidentales (ce qui a pu amener à une forme de mépris de ces cultures alors jugées naïves ou peu sérieuses, encore et toujours empêtrée dans le monde de l’enfance civilisationnelle que l’occident aurait quitté depuis longtemps).

Toutefois, les choses ne sont pas fixes. Depuis 1500, la perception des montagnes évolue, influencée par la colonisation, le développement du tourisme et l’émergence de nouvelles formes de spiritualité. Le bouddhisme tibétain a joué un rôle central dans la diffusion d’une symbolique sacrée de la montagne. En Occident, une inflexion s’observe au 18e siècle, notamment pendant la Révolution française, où la montagne devient à la fois symbole politique et objet de vénération républicaine (pour ensuite être contestée). Plus tard, le romantisme et la notion de sublime font des montagnes des lieux propices à une expérience spirituelle chrétienne, loin de la corruption morale de la ville.

La montagne et le sacré

Généralement, l’ouvrage plaide pour une approche dynamique du sacré, en soulignant que celui-ci se construit à l’intersection des croyances populaires, des pouvoirs religieux et politiques, et des mutations sociales. En Chine, par exemple, les cinq montagnes sacrées s’intègrent à une cosmologie impériale fondée sur les cinq éléments. En Occident, l’essor de la science à l’époque moderne, notamment via la physico-théologie, valorise progressivement la nature et les montagnes sans jamais diviniser ces dernières.

On remarque toutefois qu’une forme de nouvelle théologie des sommets (mountainnering mysticism ou mountainerring as a religion, pour reprendre l’expression datant de 1918 de l’alpiniste anglais Stutfield) se développe parmi certains alpinistes au début du 20e siècle (sans toutefois faire consensus).

Plus généralement, une fracture dans les représentations s’observe entre la culture de l’alpinisme européen, centrée sur la conquête des sommets, et les cultures locales, notamment au Tibet, qui considèrent les montagnes comme sacrées et inviolables. Le mont Kailash incarne bien cette tension : devenu emblème spirituel mondial, il fut réinterprété par les explorateurs occidentaux dans un récit de découverte mêlant science et tourisme, alors que les traditions tibétaines et hindoues interdisent d’en fouler le sommet, considéré comme la demeure des dieux.

La montagne politique

Mathieu souligne également l’importance du pouvoir politique dans la reconfiguration symbolique des espaces. Par exemple, le mont Tai (Tai Shan), l’une des montagnes les plus sacrées de Chine, fut historiquement un lieu de prière impériale et de cultes féminins, avant d’être reconfiguré au 20e siècle par le pouvoir révolutionnaire, qui y inséra des symboles modernes tout en maintenant sa charge symbolique. Autre exemple, le mont Paektu, à la frontière sino-coréenne, illustre la récupération politique du sacré : lieu mythique d’origine dynastique, il est devenu un puissant symbole national, notamment en Corée du Nord, où il incarne désormais l’héritage idéologique de la dynastie Kim.

Dans le contexte alpin, sur lequel l’auteur a principalement travaillé au cours de sa carrière, Mathieu retrace l’histoire de la croix chrétienne posée sur les sommets : d’abord marginale, cette pratique devient au 19e siècle une forme de sacralisation catholique de la montagne (mais non de vénération !), marquée par une volonté de reconquête spirituelle face à la modernité (messes au sommet du Mont Blanc en 1893). Mais cette présence est ensuite contestée, notamment pour des raisons esthétiques, écologiques ou laïques (encore aujourd’hui la présence de croix sommitale fait débat, parfois jusqu’à leur profanation).

Enfin, les chapitres consacrés aux montagnes des cultures autochtones mettent en lumière les tensions entre traditions spirituelles et appropriations coloniales. Les Black Hills, sacrées pour les Lakotas, ont été profanées symboliquement par la sculpture des présidents américains sur le mont Rushmore, puis réappropriées avec le monument de Crazy Horse. Le livre souligne aussi la répression des religions autochtones, leur renouveau dans les années 1970, et la persistance des luttes pour la reconnaissance des droits spirituels. Par ailleurs, Mathieu souligne de subtiles nuances, comme en Afrique de l’Est où le Kilimandjaro, bien qu’important pour les Chagga, n’a en réalité pas de fonction religieuse centrale, contrairement au volcan Ol Doinyo Lengai, montagne sacrée pour les Maasai et associée à leur dieu Engai.

Ces exemples révèlent combien les récits coloniaux ont souvent simplifié et mal interprété, voire invisibilisé, les significations spirituelles locales, en raison de leur oralité ou de leur absence d’institutionnalisation. Le dernier chapitre s’intéresse à Uluru (Ayers Rock), inselberg sacré des Anangu en Australie, ancré dans les récits du Temps du Rêve. Longtemps ignoré ou folklorisé par les récits coloniaux, Uluru a été restitué en 1985 à ses propriétaires traditionnels, devenant un symbole des luttes pour les droits des peuples autochtones, mais aussi un lieu de tensions entre spiritualité, tourisme et nation-building australien.

Appréciation personnelle

En définitive, Mount Sacred montre que les montagnes sacrées cristallisent des enjeux spirituels, politiques et désormais politiques. Depuis les années 1970, le dialogue entre traditions religieuses, notamment autochtones, et mouvements écologistes, a contribué à renouveler l’attention portée à ces lieux. Portées par des récits pluriels, les montagnes sacrées sont aujourd’hui au cœur de conflits symboliques et de recompositions identitaires, dans un monde globalisé où la sacralité reste toujours en négociation et en reconfiguration.    Ce livre qui servira tant aux chercheurs chevronnés qu’au néophyte désireux de se procurer une courte introduction à l’histoire des relations entre sacré et montagnes.

On ne peut que saluer cet ouvrage qui marque la fin d’une prestigieuse carrière académique et invite les jeunes chercheurs à de plus amples réflexions sur des thématiques finalement peu étudiées de manière systématique au niveau académique. Il manque aujourd’hui, par exemple, un ouvrage de référence sur l’alpine mysticism en Europe entre les années 1900-1950, et cet ouvrage que propose Mathieu invite la relève (des facultés d’histoire, mais aussi de théologie – on pense aux historiens de christianisme) à s’emparer de nouveaux cas d’étude et à croiser des champs historiographiques (histoire de la montagne, histoire des religions, mysticisme, etc).

Bref, en peu de mots, Mathieu propose une analyse comparatiste originale et utile au lecteur. A lire partout, et idéalement en montagne !

Baptiste Werly assistant en histoire du christianisme à la faculté autonome de théologie protestante de l’université de Genève

Jon Mathieu, Mount Sacred. A Brief Global History of Holy Mountains since 1500, White Horse Press, Huntingdon, 2023, 155pp.

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