Béatrice Surchat propose une lecture rafraichissante de l’histoire bien connue de Caïn et Abel. Elle articule cette lecture autour d’un concept de responsabilité se basant sur la fraternité. En effet, avoir un frère n’équivaut pas encore à être un frère.
Autrice
Béatrice Surchat est enseignante de philosophie et d’histoire des religions au Gymnase de Morges. Son livre « Suis-je le gardien de mon frère ? » traduit son intérêt pour la thématique de la responsabilité, qu’elle a étudié à la lumière de différentes philosophies.
Refus de la responsabilité – La fraternité manquée
Surchat propose une lecture nuancée et riche de Genèse 4, 1–26. Elle part de l’image de Caïn dans la tradition et l’imaginaire populaire : celle d’un meurtrier. Pourtant, en tant que premier enfant procréé et mis au monde par des êtres humains, Caïn est aussi le premier humain à découvrir la responsabilité. Avant cela, toutefois, il y a un refus initial de la part de Caïn d’endosser la responsabilité de frère. « Caïn est toujours défini par ce qu’il a, non par ce qu’il est. […] Il se nourrit de ses possessions sans jamais parvenir à partager. Habitué à l’exclusivité, il n’est pas préparé à la présence de l’Autre. » (p. 21). Malgré ce manquement évident de Caïn, Surchat se penche également sur la responsabilité (manquée) d’Abel. Abel imite le geste d’offrande de son frère, ce qui lui amène la reconnaissance divine, mais il ne réagit nullement à la tristesse de Caïn. Abel, en hébreu, désigne la buée. Comme si son nom l’y prédestinait, Abel reste étrangement insaisissable et en ce sens, se dérobe également à la concrétion de la responsabilité.
Éveil à la responsabilité – Comment concevoir la fraternité ?
Qu’est-ce que la fraternité ? Surchat, postule qu’il ne suffit pas d’avoir un frère (biologique dans ce cas) pour être frère et vivre la fraternité. L’un des points de friction se trouve dans la relation entre l’Autre et le Même. Le frère est autre et Autre, nier cela « équivaudrait à nier la spécificité » (p. 22). En même temps : « Lorsqu’autrui est mon frère, j’ai beau vouloir me détacher de lui, il reste toujours comparable. En ce sens, sa présence bouscule mon identité. » (p. 23). Le Même est celui (ou celle) qui partage mon humanité. L’éliminer revient donc à évacuer la responsabilité pour l’autre. Le « cordon humanitaire » qui relie les individus les uns aux autres est coupé. L’éveil à la responsabilité s’effectue avec la suggestion de Dieu dans le verset 7 : « Si tu agis bien, ne […] relèveras-tu pas [ton visage] ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, est avide de toi. » (d’après p. 177). Dieu insère un paramètre de plus : le bien-agir.
Le chemin vers la responsabilisation – Le meurtre et le péché
En tuant Abel, Caïn essaie de faire taire la voix de l’altérité. Cette action découle, d’après Surchat, de la manière qu’à Caïn de gérer les conséquences du refus de l’offrande qu’il a choisie de faire à Dieu. C’est ici également que le pas vers le péché, c’est-à-dire le meurtre, est franchi. Or, Caïn finit par l’avouer, le poids de ce péché est trop lourd à porter. Dieu met donc un signe sur Caïn. Ce signe a une double fonction. D’un côté c’est un gage de protection (et non une garantie !). De l’autre côté ce signe pousse Caïn à assumer son acte et son passé, car il ne peut pas le cacher. Caïn est mis face à sa responsabilité.
La responsabilité telle que Dieu la conçoit
Le premier élan est de passer d’une présence de, qui marque la séparation, à une présence à qui ouvre à la présence de l’Autre « en lui attribuant un espace à l’intérieur de nous » (p. 287). Ceci mène au concept de responsabilité comprise comme représentation, c’est-à-dire « le désir de déployer son potentiel pour l’Autre » (p. 297). Il ne s’agit pas de se représenter l’Autre dans le sens de se l’imaginer dans sa tête, en faisant quelqu’un qu’iel n’est pas. La représentation désigne bien plus le fait de rendre présent l’Autre absent, de le ou la défendre, de lui faire de la place. Ceci mène à l’endossement d’une responsabilité qui dépasse les liens affectifs. Je peux devenir responsable pour tout Autre en reconnaissant simultanément qu’iel est ma semblable.
Appréciation
Béatrice Surchat livre un commentaire et une réflexion très riche, alliant différentes perspectives, ce qui mène à un approfondissement fécond de ce texte connu. En ce sens, cet ouvrage conviendra aux connaisseurs et connaisseuses de cette péricope, comme aux personnes ne s’étant pas encore confronté à ce texte. Une certaine connaissance biblique est toutefois un avantage, notamment lorsque Surchat établit des liens avec d’autres histoires et personnages bibliques.
Béatrice Surchat, Suis-je le gardien de mon frère ?, Genève, Labor et Fides, 2023
Lara Kneubühler est doctorante en théologie systématique à l’Université de Berne. Elle se spécialise en dogmatique ainsi que sur la théologie queer/féministe.
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