Cet essai relie entre elles les études d’économie, de religion et d’écologie et cherche dans la théologie une ressource pour articuler une réponse efficace à la destruction de la planète. Cheminant dans la complexité de l’intersection entre genre, classe, race et écologie, Theology in the Capitalocene développe une théologie de la libération « made in USA » capable de répondre aux urgences actuelles.
Pour l’auteur, le concept à la mode de l’anthropocène cache (mal) le fait que le cœur du problème est le règne sans partage d’un capitalisme décomplexé dont le seul souci est la maximisation du profit à la jouissance exclusive de quelques-uns. Il lui préfère le concept de « capitalocène », qui ne tient pas seulement compte du pouvoir de l’humain sur la nature, mais aussi de l’impact du capital aussi bien sur l’un que sur l’autre.
À cela il oppose la notion de solidarité profonde : elle n’est pas un impératif moral, mais l’inversion matérielle des bénéfices que quelques-uns tirent au détriment de tous. Il en découle une tâche nouvelle pour la théologie : non plus assembler des bouts de concepts idéaux de vérités éternelles, mais étudier les relations matérielles et les idées religieuses qui émergent dans des contextes différents de relations de pouvoir.
Présentation
Les quatre chapitres du livre suivent les mots-clés du sous-titre.
Écologie
Dans le premier, Rieger s’oppose à la théorie répandue de la « modernisation écologique », qui consiste à croire (et faire croire) qu’en modernisant nos technologies, nous pourrons renverser le mouvement de destruction de la planète. Il lui oppose celui de « l’engrenage de la production », qui ne connaît qu’une croissance sans fin, quelles que soient les ressources humaines et non humaines nécessaires. De même, il rejette le discours moralisant insistant sur le frein à la consommation, qui ignore les conditions amenant à la production des biens consommés.
Face au modèle ambiant promouvant l’individualisme, l’auto-régulation de l’entrepreneur (limitant le rôle de l’État) et la décentralisation (dogme du néo-libéralisme), il en appelle au modèle du rhizome de Deleuze et Guatarri, basé sur des réseaux interdépendants de systèmes tenant compte aussi bien de la nécessaire production que des équilibres sociaux et écologiques à préserver pour la pérennité de toutes les espèces.
Identité
Dans le deuxième chapitre, l’auteur revalorise la matérialité et l’immanence dans la théologie. Prenant l’exemple de la spiritualité hébraïque, qui comprenait le Royaume de Dieu non pas comme un lieu éthéré où l’on chanterait des cantiques mais comme un pays « où coule le lait et le miel », il montre que la résistance ne doit pas être seulement une vertu spirituelle, mais doit s’ancrer dans la production matérielle. Citant Lévinas, il affirme que « la transcendance, c’est ce qui stoppe le statu quo » (p. 80), c’est l’immanence alternative et rappelle que la découverte théologique de Barth ne s’est pas faite par hasard en parallèle à son engagement social et syndical.
La théologie doit par conséquent s’immerger dans les résistances actuelles et se concentrer sur la question de la production de la richesse plutôt que sur celle de sa distribution. L’intérêt de de la tradition matérialiste est qu’elle élargit la notion de démocratie en incluant les relations économiques et sociales. Les processus de production et de reproduction du monde immanent impactent les idées religieuses, ses pratiques et la théologie. Il invite donc à revisiter les questions fondamentales de l’immanence et de la transcendance et se solidariser avec ce qu’il appelle « le précariat », soit la population mondiale croissante sans réelle protection ni statut stables, au Sud comme au Nord.
Classe
Dans le troisième chapitre, Rieger constate que si les prises de parole publiques sont devenues légion sur les questions de race et de genre, il n’en va pas de même pour les questions de classe sociale, pourtant fondamentales pour comprendre les mécanismes actuels. La classe est le pouvoir et l’autorité que les gens ont dans leur travail. Ainsi, la fameuse « classe moyenne » recouvre officiellement plus de 70 % de la population américaine, ce qui la rend illisible et impossible à analyser. En fait, le concept de classe moyenne masque la lutte des classes : chacun de ces segments ne vit que pour battre les autres et grimper vers le haut, espérant s’en échapper. L’illusion de l’ascenseur social cache la réalité brutale des chiffres : la différence entre une personne possédant mille francs et un millionnaire pouvant décider de sa vie est la même que celle entre un millionnaire et un milliardaire, soit mille fois plus. Mais un millionnaire fait toujours partie de la classe moyenne. Le milliardaire lui vit sur une autre planète. Le problème n’est pas qu’il y ait des gens riches, mais que le profit privé et le pouvoir du capital sont les seuls principes du système. Il ne faut pas lutter « contre la pauvreté », mais contre la « super-richesse ». La théologie doit prendre en compte que les relations de classe débordent dans les sphères non économiques de la vie, y compris la religion.
L’auteur s’attaque aussi au primat de l’individualisme. Celui-ci est une idéologie des élites qui cherche à cacher le fait qu’elles sont beaucoup plus connectées à la réalité économique du monde que n’importe qui d’autre. Les milliardaires ne sont pas des modèles d’individualisme musculeux, mais le produit de myriades de connections qui sont forgées pour travailler en leur faveur. Rieger s’attarde sur l’importance fondamentale pour l’être humain de la relation au travail. Il fait référence pour cela à P. Tillich (« ultimate concern ») et aussi à F. Schleiermacher (« dépendance absolue »). Le travail fait partie des choses ultimes pour la vie de l’humain. Il est à l’intersection de la race, de la classe, du genre et de la nature. Il a une dimension théologique et religieuse.
La prise en compte des classes induit un changement dans la théologie : elle n’est plus l’apanage des élites. La production théologique d’un professeur à vie d’une faculté financée par l’État et celle d’une semi-bénévole noire du Sud ne se ressembleront. La théologie européenne est très majoritairement celle d’une classe de privilégiés. Mais aujourd’hui, le christianisme des pauvres est devenu la majorité.
Solidarité
Dans son dernier chapitre, Rieger en appelle à « l’(im)possibilité de la solidarité profonde ». Faire de la théologie dans le capitalocène, c’est reconnaître qu’il y a des forces de pouvoir derrière les prétendues différences théologiques. Cette conviction est liée au fait que le capitalisme américain est plus dur que l’européen parce qu’il s’est développé sous les conditions de l’esclavage. Le but de l’esclavage n’était pas l’oppression en tant que telle, mais la maximisation du profit. Beaucoup de blancs et d’hommes libres ont été et sont encore exploités. Les mécanismes pour éviter une solidarité profonde sont évidents et publics. La solidarité de droite se limite à sélectionner les minorités à soutenir et à inclure et à alterner entre elles, pratiquant le « divide et impera ». Ceci explique pourquoi les classes moyennes votent souvent contre leurs intérêts et confondent leurs privilèges avec du pouvoir. Contre cela, l’activisme moralisant n’est pas une solution non plus. Car la solidarité profonde n’est pas d’abord une question d’idéologie, mais de bases matérielles. Elle est dans la réalité de l’exploitation de la majorité des populations, et non pas seulement de quelques individus.
La solidarité n’est pas de l’ordre de l’échange (« tu t’engages pour moi et je m’engage pour toi »), mais de la reconnaissance (« je m’engage pour toi parce que je te considère comme une partie de moi »). La solidarité profonde consiste à défier les privilèges et utiliser les différences pour augmenter le bien commun. Rieger rappelle à cet égard les traditions chrétiennes antisystème comme les ascètes et les pères du désert ou le monachisme. La solidarité profonde c’est d’arrêter d’être centré seulement sur soi-même. La réalité des classes sociales ne fait pas partie de la sphère des « différences et de l’inclusion », mais de celle de la domination, tout comme le genre et la race. Il rappelle que les premiers chrétiens pratiquaient un communisme de distribution, voire de production. Ainsi, le but ultime de la foi chrétienne est la transformation du système.
Finalement, Rieger justifie les demandes de réparation qui sont d’actualité dans la communauté des américains d’ascendance africaine, et le fonde théologiquement dans la doctrine de la repentance et de la confession des péchés, impliquant une transformation. Il donne l’exemple de l’Allemagne qui a payé pendant des dizaines d’années des réparations à l’État d’Israël. La solidarité profonde requiert la réparation, afin de rétablir la connexion entre le ciel et la terre, la relation avec Dieu et son prochain.
Appréciation personnelle
Le tranchant des analyses et positions de Rieger interpelle le lecteur européen habitué au modèle dominant d’une « économie sociale du marché », de la « modernisation écologique » et de « l’inclusion libérale ». Comme le dit le poète allemand du XVIIe siècle Friedrich von Logau, « dans des situations de danger et de grands besoins, la voie du compromis mène à la mort » (p.36). Il tire des conclusions radicales face à une situation qui est d’une urgence absolue.
Ce livre est une interpellation et un encouragement aux Églises et théologiens occidentaux « main stream » de reconsidérer les angles morts de la théologie moderne, en particulier les relations de pouvoir et de classe ou la situation de privilégiés. Que le « Sitz im Leben » du théologien et pas seulement du texte joue un grand rôle dans son interprétation tombe en fait sous le sens. Cette approche holistique du terrain de jeu de la théologie, intégrant le genre, la race, la classe sociale et la nature met au centre l’intersectionnalité des domaines de la vie. On apprécie aussi le rappel que le christianisme est la religion la plus anthropocentrique, ce qui n’est pas resté sans conséquence sur sa relation au monde non-humain.
Le texte reste bien sûr trop court sur plusieurs points : ainsi, le proclamé « communisme de production » de Jésus n’est pas vraiment fondé bibliquement. Les références à des théologies bibliques sont rares, tout comme la discussion d’autres modèles que le capitalisme néolibéral nord-américain. On regrette aussi l’absence de discussion du lien souhaité entre profit et croissance, ou d’autres modèles de développements. Il reste très axé sur un public nord-américain. Mais l’actualité nous rappelle à quel point cette réalité impacte tôt ou tard la nôtre.
Plusieurs arguments de ce livre me semblent particulièrement actuels et pertinents pour nous :
- Le rappel de l’importance de l’immanence concrète du changement que veut opérer l’Évangile mérite une mention. On pense tout de suite à des figures comme Bonhoeffer, Barth ou d’autres qui ont fait le pas de la résistance concrète, mais qui sont souvent récupérés comme des saints idéalistes, alors qu’ils étaient peut-être simplement conséquents avec leur conviction théologique.
- Une foi mise en pratique concrètement et matériellement par des communautés et des groupes apporte un rééquilibrage salvateur par rapport à son habituelle spiritualisation et privatisation, également par rapport à la responsabilité collective de nos sociétés.
- En prenant connaissance de la riche bibliographie (27 pages) et des nombreuses références, on se rend compte de l’actualité des soubresauts identitaires qui agitent le christianisme nord-américain contemporain. On s’étonnera du coup moins des réflexions et discussions en cours dans plusieurs Églises sur la « résistance » de la foi chrétienne face au système actuel.
- De même, il est difficile de ne pas reconnaître dans la description faite du capitalisme actuel les positions du gouvernement Trump et des oligarques, de quelque nationalité qu’ils soient.
- L’insistance sur le bien-fondé des demandes de réparation qui font l’actualité aux USA résonne également face à la très récente décision de la Cour Internationale de Justice (CIJ) de déclarer légitimes les demandes de réparation pour destruction écologique.
L’auteur
Joerg Rieger (*1956), professeur de théologie, responsable des études wesleyennes à la Vanderbilt University à Nashville (Tennessee). Il est également fondateur et directeur du programme Wendland-Cook sur la religion et la justice. Originaire du Württemberg, il a été pasteur à Esslingen et Kirchhein/Teck entre 1983 et 1985. Il vit aux États- Unis depuis 1995 et est pasteur de l’Église méthodiste Unie. Il a suivi sa formation théologique à Reutlingen, puis à la Duke Universty school. Il est détenteur d’un Doctorat en religion et éthique de la Duke University à Durham (Caroline du Nord), proche de l’Église méthodiste. Il est l’auteur de plus de 22 livres et 140 articles.
Joer Rieger, Theology in the capitalocene. Ecology, Identity, Class and Solidarity, Minneapolis, Fortress, Press, 2022.
Serge Fornerod (*1958), pasteur, a été entre 2002 et 2023 responsable des relations internationales et œcuméniques à la FEPS/EERS.


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