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Vers une éthique plurielle. La théologie à l’appui du libéralisme

À la croisée du politique et du théologique, Anne Guillard interroge les impasses du libéralisme contemporain et propose une éthique plurielle fondée sur l’expérience. Sa réflexion ouvre un espace critique où la théologie libérale devient ressource pour repenser la démocratie au prisme du discernement et du dialogue. Une recension de James Woody.

Autrice

Anne Guillard est titulaire d’un double doctorat en théorie politique de Sciences Po Paris et en théologie chrétienne à l’Université de Genève, dont ce livre est la publication. Femme d’engagement, en 202 elle a participé à la co-fondation de « Toutes Apôtres », collectif pour l’Egalité dans les communautés religieuses. Elle poursuit des recherches postdoctorales à l’Institut d’éthique et des droits de l’homme, à l’Université de Fribourg.

Présentation du livre

Ce livre de 465 pages est structuré en 3 parties

Démocratie  et pluralisme : échec d’une vocation

Le point de départ de cette réflexion est l’ultramodernité : la remise en cause des systèmes d’explication globale, et la fragmentation des savoirs. La religion est, elle-même, vidée de sa substance puisque la référence au religieux ne se fait plus que sous l’angle sociologique ou en sollicitant les représentants d’institutions plutôt que les théologiens. Or, la théologie n’a pas pour fonction première de proposer des dogmes. Elle est aussi une instance critique capable d’évaluer la cohérence des affirmations, d’expliciter des visions du monde, d’évaluer les croyances et de réfléchir à partir de l’expérience humaine.

Concomitamment, le libéralisme a connu des dévoiements : des durcissements idéologiques (primat de l’individu sur le collectif) alors que le libéralisme ne devrait pas être dogmatique, et l’apparition d’un paternalisme qui s’oppose au principe même de la liberté individuelle. Cela donne l’occasion d’une critique d’un postulat du libéralisme qui est le fondement de la philosophie politique de John Rawls. Contre Rawls, l’expérience montre que l’individu n’est pas toujours un être entièrement rationnel.

Démocratie et pluralisme : un renouvellement des vœux ?

Dans cette situation, quel peut être l’apport de la théologie ? Jusqu’à présent, elle a été soit une instance critique, soit une instance de légitimation du pouvoir politique. L’autrice propose qu’elle participe plutôt au pluralisme politique à partir de ses expériences propres.

Ainsi, la théologie pourrait proposer une alternative à la « gouvernance par les nombres », qui est la soumission de la décision politique aux critères strictement financiers (p. 118). De nombreuses lois abordent des aspects métaphysiques de la vie, qui sont plus facilement appréhendables par les ressources théologiques.

L’autrice en vient à poser quelques règles : évincer les raisonnements fallacieux, n’accepter que les croyances qui peuvent être évaluées et qui sont généralisables (réciprocité). Elle observe la pertinence de la théologie libérale, dans la veine de Schleiermacher, dont la méthode est corrélative (va-et-vient constant entre les acquis des expériences passées et les expériences présentes (p. 170) ». La théologie « fondationnelle » est disqualifiée car il n’y a pas de raison naturelle anhistorique, comme il n’y a pas de fondation hétéronome, mais une construction, par le langage et les expériences successives.

Avec le théologien Fiorenza, en écho à Rawls, un équilibre est envisageable entre l’interprétation de la tradition, l’explication de l’arrière-plan idéologique de la réflexion, et l’expérience éthique (p. 184). Dans cette perspective, les textes bibliques deviennent une ressource qui permet de discerner le sens des expériences présentes.

Vers une éthique du provisoire : à la rencontre du théologique et du politique

Jusqu’au pragmatisme, la vérité se définissait par sa conformité au passé, à ce qui avait été. Avec le philosophe William James, « le vrai est défini par sa relation avec ce n’existe pas encore. La vérité est aussi de l’ordre du possible. (p. 262) » Dans cette veine, l’élaboration éthique ne se fait pas seulement en fonction de ce qui est efficace, mais aussi de ce qui est important, c’est-à-dire de ce qui donne du sens à la vie en commun. Outre la confrontation de divers points de vue sur un sujet donné (syncrèse), il s’agit de faire naître, de provoquer le discours de l’interlocuteur pour l’obliger à exprimer son opinion et le pousser jusqu’à ses limites (anacrèse). La théologie met à jour les potentialités de la société humaine et les croyances qui sous-tendent les finalités que chacun vise. Elle s’intéresse aux conséquences des croyances en évaluant les actions qu’elles suscitent – les fruits qu’elles produisent.

Le commun est donc le résultat d’un dialogue analogue au dialogue interreligieux qui recherche l’intérêt général. L’universel cesse d’être un point de vue spécifique imposé à tous : il devient le résultat de la conversation de chacun avec les autres dans le but de s’adapter au présent. Ce n’est donc pas le contenu doctrinal de la théologie qui est mis au service de la démocratie, mais sa technique, son art de discerner la volonté de Dieu. L’a. suggère de reprendre la tradition ignatienne du discernement : 1. Considérer les choses 2. S’en détacher 3. Faire oraison 4. Juger 5. Agir. Elle en vient à proposer une méthode inductive qui utilise exclusivement les expériences personnelles. « Dieu » devient alors la part intime de soi, sans porter la dimension d’autrui et de l’altérité de manière plus générale p. 395.

Évaluation

Le mérite de ce travail universitaire est d’aborder frontalement la faiblesse majeure de la pensée libérale. En effet, le libéralisme présuppose que les sociétés humaines sont composées d’êtres rationnels, capables d’exercer leur faculté de jugement. Cette anthropologie ne tient pas face au réel qui est constitué de beaucoup de « coquins », pour reprendre l’expression de Martin Luther.

Il ne me semble pas évident que son constat de départ, à savoir que les citoyens veulent être associés aux processus d’élaboration éthique (p. 10) soit juste : ce sont plutôt les corps intermédiaires (syndicats, Églises, associations) qui veulent reconquérir un pouvoir qu’ils n’ont plus. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est possible de tracer une voie où la théologie devient une ressource utile à l’entretien de la démocratie libérale. La théologie libérale, qui assume la pluralité, peut apporter sa contribution dans le cadre d’une démocratie qui a besoin de la confrontation des convictions pour faire droit à ce qui la constitue : l’égale dignité de ses membres et, donc, leur égal droit à prendre part à la construction commune. Si la mobilisation des expériences personnelles et leur confrontation sont une nécessité dans une société plurielle, il m’apparaît que le discernement est d’autant plus efficace qu’il entre en dialogue avec les expériences du passé consignées dans les textes symboliques des traditions théologiques, selon le principe de la méthode corrélative. La rationalité des croyances s’élabore aussi par la relecture des doctrines et non par le seul dialogue avec les contemporains. C’est d’ailleurs ainsi qu’ont procédé les rédacteurs bibliques.

Lectorat

Cette thèse universitaire est rédigée avec un grand souci de conduire le lecteur pas à pas dans l’exploration du sujet. L’abondance de concepts philosophiques nécessite une familiarité avec l’abstraction philosophique pour bien profiter de cette étude. De nombreuses synthèses aident leur compréhension.

Anne Guillard, Vers une éthique plurielle. La théologie à l’appui du libéralisme, Paris, Cerf, 2024.

Pour une autre recension, voir la recension de Marcel Rémon pour la revue Projet (vol. 403/6).

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James Woody est docteur en théologie, pasteur de l’Eglise Protestante Unie de France à Paris (paroisse d’Auteuil). Il publie régulièrement sur son blog (Esprit de liberté)

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James Woody

James Woody

Docteur en théologie Pasteur de l'Eglise Protestante Unie de France

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